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20 décembre 2017

Mécanismes d'aurores pour horloge crépusculaire, par Jean-Claude Boyrie.

FRANCÈSE 15

« Mécanisme d'aurores pour horloge crépusculaire »

 15 Réveille-matinMoyenne

 "Le pessimisme est une affection qui altère le regard, empêche d'aimer le soleil de l'aube et la beauté qu'il confère à la terre meurtrie. »

Nina Hambursin, commissaire de l'exposition AL , Montpellier, Carré Sainte Anne, nov. 2017.

 Il est six heures : Leucate s'éveille. La lumière du jour s'infiltre dans la pièce à travers mes volets à claire-voies. Je m'étire, le regard perdu dans le néant. Je me lève et cherche encore des yeux, mais en vain, la silhouette familière. Ici, je me retrouve seule, désespérément seule. Il me suffit de voir ce lit, défait d'un seul côté, cette place vide à côté de moi.

J'ouvre les persiennes : une belle et chaude journée s'annonce. On prétend que l'aurore est porteuse d'une lueur d'espoir, qu'elle rachète un instant les inhumanités de notre humanité. Mais qu'ai-je à faire de cette aube nouvelle, pauvre de moi qui n'ai personne avec qui la partager ? Nous sommes au mitan de l'été. Je lui trouve un arrière-goût de fin d'automne. À l'extérieur, j'aperçois, sur le mur qui fait face à ma fenêtre, un cadran solaire rivé. Les heures s'inscrivent en chiffres romains, séparés d'intervalles inégaux. Chaque heure est porteuse d'un des multiples maux de ce temps. On lit sur le cadran cet aphorisme en latin : « Vulnant omnes, ultima necat ». Toutes blessent, la dernière tue.

Oui, le temps fuit sans retour, inexorablement, pour moi comme pour les autres. On se voit moins vieillir quand on vieillit à deux.

Cinq ans déjà se sont écoulés depuis la mort de mon époux. Ce terrible évènement a ruiné ma existence, et je n'ai pas su, ni voulu, prendre la mesure de mon deuil. Quel moyen de le faire, en vivant dans le déni ?

Conformément à ses volontés, Jean de Bourcier fut tout d'abord inhumé dans l'église paroissiale de Leucate. En temps de guerre, il n'y avait pas d'autre solution, mais, une fois la paix revenue, ce héros a trouvé dans la basilique saint Paul Serge à Narbonne une sépulture digne de lui. C'est là qu'un jour, peut-être moins éloigné qu'on le croit, je le rejoindrai pour toujours. Dans l'immédiat, je vis mécaniquement, n'ayant que faire des éloges que l'on fait de moi, des honneurs dont on m'abreuve. Peu me chaut que le Roi notre Sire ait dit à mon propos : « Il est de la gloire de la France que l'on sache que les dames y valent des capitaines ».

Et lui, tout roi qu'il ait, connaît-il beaucoup de capitaines qui vaillent une seule femme ? »

Cette semaine, un nouveau malheur est arrivé. Je viens d'apprendre que la duchesse de Montmorency, ma bienfaitrice et mon amie, a rendu le dernier soupir. Antoinette de la Marck ne s'est jamais remise de la perte de son fils aîné, mort au combat l'an dernier.

Je suis heureuse et fière, il est vrai, d'avoir pu soutenir cette femme admirable en des circonstances similaires aux épreuves que je traversai.

En raison d'un insignifiant d'armes, pour l'opiniâtreté dont je fis preuve alors, tous me considèrent aujourd'hui comme une dame illustre. On me cite en exemple, et j'en suis bien marrie. Henri de Montmorency, désormais veuf, m'a proposé de le rejoindre à Pézenas. Il me dit qu'il serait flatté que je fusse à ses côtés, que je serais le fleuron de sa suite (avec, j'imagine, ce qui s'attache à cela). J'ai refusé net, prétextant mes devoirs de mère et les obligations qui s'attachent à mon gouvernement de Leucate. Il n'a pas insisté. Mes rapports avec Monsieur le duc ont toujours été des plus ambigus. Je garde un doux souvenir du temps passé dans son entourage. Il est vrai que je connus là deux ans de bonheur insouciant. Nous vécûmes, si j'ose ainsi dire, une forme d'intimité, mais je ne pardonne pas à cet homme inflexible de n'avoir pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver mon époux.

Brisons là, car les aiguilles de la grande Horloge ne tournent que dans un sens. Le temps de la vie de cour est révolu pour moi. Ma naissance n'est point telle que je puis prétendre à la main d'un connétable, et ma fierté trop grande pour que j'accepte d'être sa maîtresse en titre (il y a toute apparence que c'est ce qu'il attend de moi).

Le duc ne sera pas long (le connaissant, j'en suis d'avance convaincue), à trouver une nouvelle épouse, qui lui donnera de beaux et bons enfants.

Si je n'envisage en aucune façon de me remarier, ce n'est pas que je manque de propositions dans ce sens, car, nonobstant ma beauté ruinée, on sait que j'ai beaucoup de bien. Je décline toutes les avances, dont celles, plutôt ridicules, que me fait Monsieur de Ramier. Lui qui, durant le siège, avait persécuté mon prisonnier, s'enorgueillit d'avoir sauvé le fort à mes côtés. Grand bien lui fasse ! Je ne doute point des vertus de son coup de rein, mais enfin, tant qu'à parler vertu, je préfère garder la mienne.

Comment mes traits ont-ils pu se faner autant en si peu de temps ! Loupian, cet aimable gentilhomme, ne va pas me trouver bien attirante… il se peut qu'il ait lui-même enduré les outrages du temps, mais pour un homme, la beauté compte moins. Mon cher otage a conservé toute mon affection. Après qu'on m'eût livré le corps de mon époux, je dus retenir mes hommes qui voulaient le précipiter du haut des remparts. Mon second clamait haut et fort que ce ne serait là que justice. Il me fallut calmer cette ardeur vengeresse. J'engageai le malheureux à fuir la place au plus vite avant qu'on ne le mît en charpie, et tant qu'il en avait les moyens. Sauver cet homme innocent des crimes dont on le chargeait était pour moi la chose la plus naturelle du monde. Enfin, c'est bien là l'essentiel, François de Martres a pu revenir sans dommage parmi les siens. Il me jura qu'il m'en garderait une reconnaissance éternelle et sur l'article, a tenu parole. Au fond, je crois qu'il est amoureux de moi. De mon côté, je me suis attachée à cet homme de coeur. Un étrange et paradoxal mimétisme le conduisit à suppléer du mieux qu'il pût mon époux trop tôt disparu, pour lui compagnon d'armes qu'il n'avait au fond que peu connu. Mais laissons là le domaine obscur des sentiments. Une fois le péril écarté, je le vis partir ce gentilhomme avec regret. Il avait hâte de rejoindre sa famille, et j'avais, moi, le devoir de me consacrer à mes enfants.

Ce n'est que plus tard, et avec d'infinies précautions, que François de Martres se rapprocha de moi. Il m'écrivit qu'il avait ses entrées à l'archevêché de Narbonne, assez pour mener lui-même certaines investigations, qui permettraient à la vérité d'éclater, si pénible à supporter fût-elle. Et puis, n'était-ce pas la meilleure preuve d'attachement qu'il pouvait me donner ?

J'étais opposée à cette démarche et tentai d'abord de l'en dissuader, au motif qu'il devrait, pour mener à bien son enquête, affronter les milieux ligueurs, encore actifs à Narbonne. Il passerait pour un félon s'il cherchait à obtenir ses informations par la feinte, abusant ainsi de la confiance de ses amis. Tout cela, dans quelle intention ? Pour quelle fin ? Qu'entendait-il démontrer ? Où voulait-il en venir vraiment ? L'heure étant à la générale amnistie, à quoi bon remuer les stupres du passé ?

Monsieur de Loupian insista tant et, pourrais-je ajouter, d'un ton si affectueux, que je finis par accéder à son désir. Il entreprit aussitôt à Narbonne un long et patient travail de recherche. Il poussa le zèle jusqu'à interroger un à un les consuls qui avaient jugé, puis condamné mon époux (du moins ceux qu'il put trouver, car certains étaient retirés ou déjà morts). Au greffe, il explora les archives, finit par trouver les minutes du procès, qu'on avait omis de détruire, et qu'il éplucha minutieusement page après page. Il établit sans difficulté que ledit procès avait été bâclé, les débats expédiés, que l'accusé n'avait pour la circonstance bénéficié d'aucun défenseur.

De toute évidence, la fatale sentence était déjà prononcée, et la perte de mon mari décidée en haut lieu. De tout cela, je n' avais jamais douté.

Restaient à éclaircir les conditions de la captivité de Jean de Bourcier, puis de son trépas. François de Martres poursuivit sa quête. Il fut assez habile pour retrouver les geôliers de mon époux, questionnant tous ceux qui l'avaient approché du temps de sa détention. Trois mois s'écoulèrent. Mon informateur m'annonça qu'il avait pu se procurer le nom des criminels qui l'avaient froidement étranglé dans son cachot. Je fus terrifiée en songeant aux suites que de telles révélations ne manqueraient pas d'entraîner. Je devais le faire à la mémoire de mon époux. Dans ce sens, je ne pouvais me contenter, comme il eût été facile de l'obtenir, d'un simple procès en réhabilitation. Cela revenait à reconnaître la validité de la première instance, que j'ai toujours considérée comme nulle et non avenue. En fait, je voulais que les assassins fussent jugés et condamnés. Le duc de Montmorency n'y était pas opposé. Monsieur de Joyeuse non plus d'ailleurs. Icelui n'aurait pas eu scrupule à sacrifier ses comparses, pour couvrir sa propre responsabilité. Lui-même étant un personnage intouchable, on aurait simplement fait justice à des exécutants.

Ils seraient été pendus ou roués, et tout serait dit ! Était-ce réellement cela que je voulais ?

………………………………………………………………………………………………………….............On vient, j'entends un bruit de pas dans l'escalier. Cinq années de silence m'ont conduite à identifier un visiteur avant même qu'il frappe à la porte et paraisse à mes yeux. Ayant l'oreille fine, et les sens aux aguets, je devine à présent qui vient me voir. Feu mon époux venait fougueusement à moi. Pour m'étreindre, il eût tout bousculé sur son chemin. Les officiers de cette place, et singulièrement Monsieur de Ramier, ont le verbe haut, le port avantageux, la démarche conquérante, insouciants du vacarme qu'ils ne manquent pas d'occasionner en gravissant les degrés. Quand j'ouïs leurs éperons heurtant l'escalier de pierre avec un bruit métallique, j'imagine assez l'effroi qu'on peut éprouver, seul dans un cachot, coupé du monde, en entendant de tels bruits. Tout à rebours, me revient le pas feutré de Jean de Cézelly, mon père, identifiable entre tous. Ce prudent magistrat ne posait jamais un pied devant l'autre avant d'avoir mûrement réfléchi .

D'une certaine façon, le pas de François de Martres est un peu semblable au sien. Ce plumitif, quand il marche, a la tête dans les étoiles. On a l'impression que chez lui, l'esprit précède le corps d'une coudée au moins. De ce fait, il se heurte aux obstacles du lieu, ce dont il n'a cure, étant virtuellement « ailleurs ». Sa distraction prête à sourire, mais comment en vouloir à cet ami fidèle, venu ce soir me présenter le résultat de ses recherches ?

« Tout cela, fait-il modestement, tient dans cette liasse de feuillets manuscrits que j'ai sous le bras ». Ce voyant, je ne puis réprimer mon émotion, les larmes me montent aux yeux. « Vous n'êtes pas seule, Francèse  ! », dit-il pour me réconforter. Il montre ainsi qu'il partage mes sentiments. Pour un coup, j'accepte qu'il m'appelle par mon prénom, qu'il me prenne dans ses bras. J'ai tant besoin de son soutien !

En galant homme, il ne cherche pas à abuser de la situation :

« Fort bien, madame. Vous lirez mon mémoire à tête reposée, il n'y a pas une virgule à changer, tout ce que j'avance est vrai. Ce fait, vous prendrez en conscience votre décision. Mais je vois que la soirée s'avance. Il me faut prendre congé de vous, je dois sans différer regagner mon auberge à Sigean.

- Que nenni, Monsieur, vous êtes ce soir mon otage, au sens le plus doux du mot. J'entends que vous soupiez avec moi, j'ai d'avance fait préparer la collation. Ceci nous permettra de nous entretenir en tête-à-tête, et nous nous passerons sans regret pour cette fois de la compagnie de mes officiers. Mes enfants non plus n'en sauront rien, qui vivent dans une autre aile du château ».

Le sentant embarrassé, je lui tiens un propos plus clair :

«Au fait, je vois qu'un orage menace. À l'aube du prochain jour, il sera toujours temps pour vous de repartir. Une chambre est prête ici d'avance, à l'intention des hôtes de passage .»

Je m'abstiens d'ajouter que ladite chambre est contiguë à la mienne. Il s'en apercevra bien tout seul. Sait-on jamais ? S'il lui prend cette nuit l'envie de me rejoindre, il en trouvera le chemin.

Piste d'écriture : début proposé.

Illustration : Francis Picabia, "Réveille-matin"..

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