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17 novembre 2020

Château d'eaux, par Florie

Piste: châteaux (de sable, de rêve, de lave, de cartes, d'eau...)

Lorsque ses parents lui avaient annoncé qu’ils allaient déménager, Eléa avait tout d’abord été un peu inquiète et un peu triste. Elle adorait leur maison et elle aimait beaucoup ses copines d’école. Mais quand, quelques jours plus tard, son père lui avait dit qu’ils allaient habiter rue du château d’eau, tout s’était éclairé. Un château d’eau, vraiment ? Était-ce possible ? Elle avait bien sûr demandé si le château serait près de leur maison. Son père, l’air contrarié, lui avait négligemment répondu que oui, malheureusement, il était à cinquante mètres à peine. Eléa n’avait pas compris cette réaction. D’ailleurs, elle ne comprenait pas grand-chose à ses parents depuis quelque temps. Ils n’arrêtaient pas de se disputer, maman pleurait presque tous les soirs et elle avait même surpris son père avec la larme à l’œil.

Si quelqu’un avait pris le temps de lui expliquer que son papa venait de perdre son travail et qu’il était obligé de vendre la maison pour pouvoir louer un petit appartement minable dans l’un des moins beaux quartiers de la ville, sans doute que la petite fille, du haut de ses cinq ans, aurait un peu mieux compris l’ambiance pesante qui régnait à la maison. Mes ses parents étaient trop inquiets et affairés pour prendre le temps de lui parler et tout ce qu’elle avait pu glaner, c’était cette histoire de château d’eau.

 

Le soir précédant le départ, Eléa se sentait trop fébrile pour parvenir à s’endormir. Allongée sur le dos sur un matelas dans sa chambre vide, les yeux fermés, son éléphant en peluche serré contre son cœur, elle se plongea pour la centième fois dans la même douce rêverie. Le château d’eau était immense, élégant et noble. Ses tours transparentes s’élançaient fièrement vers le ciel bleu, ses salles somptueuses se succédaient par dizaines, leur haut plafond cristallin soutenu par des colonnes finement sculptées dans l’onde la plus pure.

Les sols, les murs, les toits, tout était constitué d’une eau bleutée et scintillante, mais, parce qu’un château d’eau ne pouvait être qu’imprégné de magie, on pouvait marcher, glisser sur les parquets sans s’y enfoncer, s’appuyer contre l’encadrement d’une porte sans le traverser, s’assoir sur les marches de l’immense escalier qui s’enroulait autour du hall principal sans se mouiller les fesses.

 

Y avait-il un roi et une reine dans ce château ? Peut-être avaient-ils un fils, le Prince du Château d’Eau, un beau garçon blond avec des yeux aussi clairs et purs que les murs de son palais. Elle viendrait un jour frapper timidement à la porte ; un serviteur viendrait lui ouvrir et, en bafouillant, elle dirait qu’elle voulait simplement apporter un bouquet de fleurs à la reine pour lui rendre une hommagerie, c’était comme ça qu’il fallait dire, pas vrai ? Le serviteur serait un peu ennuyé, il lui dirait qu’on ne pouvait pas rencontrer la reine comme ça, mais le prince apparaîtrait alors de l’autre côté du hall, glissant avec grâce sur le sol lisse et sans aucune ride.

Il aurait tout entendu et serait très touché par l’attention de la petite fille. Il lui prendrait délicatement la main et lui dirait qu’il allait la conduire lui-même auprès de la reine. Eléa, émerveillée, traverserait le magnifique château. Le prince, prévenant, lui poserait quelques questions sur sa famille, sur là où elle habitait. Elle, de plus en plus à l’aise, lui demanderait à quoi servait telle ou telle pièce, que représentait telle statue, telle tapisserie… Quand ils entreraient enfin dans la salle du trône, ils seraient devenus bons amis et le prince lui proposerait de venir prendre le goûter un de ses jours avec lui sur le chemin de ronde. On avait une très belle vue, de là-haut, expliquerait-il.

 

Eléa finit par s’endormir. Le lendemain matin, elle était si excitée en montant dans la voiture chargée jusqu’au toit qu’elle faillit oublier Dumbinou, son éléphant, dans cette maison qui n’était désormais plus la sienne.

Ses parents, eux, étaient toujours aussi moroses tandis qu’ils prenaient place à l’avant. Sa mère, au bord des larmes, se mit à parler d’un ton lugubre tandis que son père manœuvrait pour sortir du garage.

« Quand je pense à tout ce qu’on a trimé pour s’offrir cette maison… Tout ça, c’est qu’un foutu château de sable… Tout ce qu’on construit, dans la vie… Rien que des châteaux de sable. »

Eléa, perplexe, tentait désespérément de comprendre ce que cette déclaration pouvait bien avoir de si terrible pour que sa mère semble sur le point de craquer en la prononçant. Il n’y avait rien de mieux dans la vie que les châteaux de sable ! Si les adultes pensaient vraiment que la vie, ce n’étaient que des châteaux de sable, elle avait hâte d’être grande ! Et puis les châteaux de sable, ça lui faisait penser à son château d’eau qu’elle avait tellement hâte de voir enfin en vrai. Souriante, elle s’absorba dans la contemplation du paysage qui défilait derrière la vitre et qui, à mesure que les minutes passaient, devenait de plus en plus urbain.

Ce qu’avait dit sa mère en quittant la maison lui avait mis une chanson dans la tête, celle de Co et Jane, qu’elle avait entendue plusieurs fois à la radio et qu’elle aimait bien. Elle ne comprenait pas toutes les paroles, mais elle la trouvait vraiment chouette et elle se mit à la fredonner pour passer le temps :

« Ça passe en deux deux, c’est insaisissable, on ne bâtit que des châteaux de sable. Mais quand on est deux, c’est irremplaçable, on peut vivre heureux dans nos châteaux de sable. »

 

Lorsque la voiture se gara sur son emplacement, sur le parking devant l’immeuble gris où la famille allait désormais habiter, la petite fille en jaillit comme une fusée, presque sans un regard à son futur chez elle. C’était autre chose qu’elle cherchait, quelque chose de magnifique et de magique qui devait dépasser en beauté et en hauteur tous ces vieux bâtiments tristes qui l’entouraient. Que lui importait que sa nouvelle maison ne soit pas très jolie, puisqu’elle finirait par vivre avec le Prince du Château d’Eau ?

D’abord curieuse, puis un peu inquiète, elle se mit à courir en tous sens, jetant des regards frénétiques de tous côtés. La seule construction qu’elle apercevait entre les immeubles et qui sortît un peu de l’ordinaire était une espèce de gros champignon très moche, avec des tuyaux un peu partout.

« Qu’est-ce que tu fabriques, Eléa ? Viens plutôt nous aider à décharger la voiture.

— Mais papa, je veux voir le château !

— Tu auras toute ta vie pour le voir, ton château ! Je peux même te dire que tu en seras vite fatiguée. Alors viens porter tes affaires et tiens-toi un peu tranquille. »

 

Quelques heures plus tard, après qu’Eléa eut découvert, un peu dépitée, que sa nouvelle chambre était deux fois plus petite que l’ancienne, après que quelques cartons eurent été vidés et leur contenu rangé et que la famille eut mangé un frugal repas, comme la fillette insistait toujours pour aller voir le château, son père décida qu’aller marcher un peu dans le quartier pour s’aérer avant de se remettre au rangement n’était pas une si mauvaise idée.

La petite famille, Eléa courant en tête, quitta l’immeuble sinistre et se retrouva dans la rue sans vie. De chaque côté se dressaient des immeubles bas et vétustes semblables au leur. Sans l’aboiement d’un chien ou le claquement d’une porte résonnant quelque part de temps à autre, on aurait pu croire que le quartier était désert.

L’horrible construction en forme de champignon qu’Eléa avait repéré plus tôt se dressait juste au bout de la rue, un peu en hauteur par rapport aux habitations. C’était vers elle, constata bien vite la petite fille, que les menait son père.

« C’est quoi cette affreuse chose, papa ? Pourquoi on va pas voir le château plutôt ?

— Mais c’est ça le château d’eau, ma puce. Tu n’as quand même pas cru que c’était un vrai château ! »

Et son père, réalisant qu’il avait un peu trop négligé sa fille ces dernières semaines, lui prit la main et lui fit faire le tour de la construction en lui expliquant à quoi servait un château d’eau et comment il fonctionnait. Celui-ci, lui dit-il, n’était plus en service mais le fait qu’il soit construit au beau milieu du quartier faisait que les gens ne trouvaient pas très agréable ni esthétique de vivre à côté, d’où le fait que les prix de l’immobilier étaient bas et qu’ils avaient pu louer un appartement pour pas trop cher.

Tandis qu’il parlait, heureux de pouvoir s’intéresser à autre chose qu’à son compte en banque ou à ses cartons, il ne s’aperçut pas que le visage de la petite fille s’était décomposé et qu’elle faisait de formidables efforts pour retenir ses larmes.

 

Les jours passèrent, lents et tristes. Eléa ne parvenait pas à se faire d’amis dans sa nouvelle école qu’elle intégrait en cours d’année, il n’y avait absolument rien à faire d’intéressant dans son quartier et tous ses rêves avaient volé en éclat en quelques secondes le jour de son arrivée. Plus de cours de danse le samedi, cela coûtait trop cher ; il n’y avait rien pour égayer son quotidien, rien d’autre que ses jeux solitaires et ses parents qui se disputaient plus que jamais.

Un dimanche, alors que ses parents se reposaient devant la télé, elle leur annonça qu’elle allait jouer au ballon dans le parking. N’obtenant rien de plus qu’un « Sois prudente » mécanique de sa mère, elle enfila son blouson et quitta l’appartement sans même prendre la peine d’emporter son ballon. Elle avait autre chose en tête.

Elle avait d’instinct rejeté ce château d’eau qui réduisait si violemment à néant tous ses rêves, mais à présent que le temps s’était écoulé, elle se rendait compte que l’endroit lui paraissait malgré tout très pittoresque et qu’à défaut d’un prince charmant, elle pourrait peut-être y trouver de quoi s’occuper un peu. Son père lui avait défendu d’aller s’y promener seule et c’était une raison de plus pour elle d’avoir envie d’aller l’explorer. Après tout, les parents n’étaient pas sensés passer leur temps à crier et c’était bien ce que faisaient les siens ; elle aussi avait le droit de ne pas respecter toutes les règles.

 

Elle comprit très vite que son idée était excellente. S’il y avait bien une barrière autour du château d’eau avec un vieux panneau rouillé « défense d’entrer », rien d’autre n’empêchait de visiter les lieux. La petite fille se faufila sous la barrière et se mit à gravir à pas prudents l’escalier extérieur qui s’enroulait autour de l’énorme cuve de béton. Elle se souvenait de l’escalier monumental qu’elle avait imaginé dans le grand hall de son château d’eau à elle et la similitude la fit sourire.

« Après tout, ça sera mon château rien qu’à moi, ici, fit-elle à haute voix en grimpant les marches avec un peu plus d’assurance, je serai princesse Eléa et je serai la seule maîtresse de ce domaine. »

Peut-être l’endroit était-il un peu moins romantique que celui qu’elle avait imaginé, mais il avait le mérite de ne ressembler à aucun autre château qu’elle ait jamais vu.

 

« Eh, t’as pas l’impression que c’est un peu facile de piquer les châteaux des autres ? C’est mon château ici, pas le tien. Je veux bien t’y inviter, si tu le mérites, mais c’est moi le prince des lieux. »

Eléa sursauta si fort qu’elle faillit basculer et dégringoler l’escalier. Une main jaillit d’une porte de fer sur sa droite et lui agrippa l’épaule pour lui éviter la chute. La main fut suivie d’un bras vêtu d’un sweet-shirt rouge, puis d’un petit garçon tout entier. Il devait avoir trois ou quatre ans de plus qu’Eléa et il était blond, avec de beaux yeux bleu clair… C’était bien lui, le Prince du Château d’Eau !

Le garçon se présenta : il s’appelait Tom et habitait l’immeuble juste à côté de celui d’Eléa, à ce qu’elle comprit. Il n’y avait pas beaucoup d’enfants dans le quartier, alors il avait pris l’habitude de venir jouer ici pour passer le temps. Il connaissait très bien les lieux et il entreprit de les faire visiter à la petite fille enchantée. Le château d’eau était un vrai dédale : il y avait, comme dans un vrai château, un tas et un tas de pièces, des grandes et des petites, avec plein de choses étranges à l’intérieur, des vannes, des tuyaux, des outils oubliés…

 

Tous les week-ends, Tom et Eléa prirent l’habitude de se retrouver au château d’eau. Peu à peu, rapportant de chez eux de menus objets, des coussins, des napperons, ils se mirent à décorer leur palais. Chaque pièce avait son nom, sa fonction. Chaque recoin était le lieu privilégié pour un jeu ou une activité précise.

Et tandis que l’amitié grandissait entre les deux enfants, la chanson de Co et Jane revenait de temps à autre à l’esprit d’Eléa et cela lui prenait parfois, sur le chemin du retour, de la chanter à tue-tête :

« Mais quand on est deux, c’est irremplaçable, on peut vivre heureux dans nos châteaux de sable. On peut vivre heureux, dans nos châteaux de sable. »

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