Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
11 juin 2023

Le puzzle, par Florie

« Plus tard, je voudrais être chef d’orchestre, trapéziste, artiste de music-hall, n’importe quoi, mais pas adulte. Les adultes, c’est vraiment trop bête, et ça comprend rien. »

Ainsi commence le journal intime que j’ai écrit durant mon année de Cm2, dans le petit carnet avec la couverture à fleurs que maman m’avait offert pour mes dix ans, durant l’été précédant la rentrée. J’écrivais bien, pour mon âge, c’est la première réflexion que je me suis faite en retrouvant le journal au milieu d’un tas d’autres affaires de mon enfance, en vidant ma chambre de petite fille pour aider ma mère à en faire une véritable chambre d’adulte. Il faut dire que je ne suis pas beaucoup revenue à la maison ces dernières années et qu’à présent que je suis fiancée, il est sans doute temps, si nous avons l’intention de venir dormir ici quelquefois, de changer le petit lit pour un plus grand et de vider les lieux de pas mal de vieilleries devenues inutiles.

En reconnaissant les fleurs colorées de la couverture, j’ai ressenti un léger choc, comme l’impression qu’un pan entier de souvenirs apparaissait brusquement devant moi, des souvenirs lointains, pas totalement oubliés, mais dormant sagement dans un coin de mon esprit. Je n’ai pas pu m’empêcher de m’assoir sur le petit lit, d’ouvrir le carnet et de poser les yeux sur la première page. Et c’est ainsi que j’ai découvert cette introduction, que je ne me rappelais pas avoir jamais écrite. En parcourant la suite du texte, je comprends que ce rejet pour le métier d’adulte, ce jour-là, m’a été inspiré par une énième dispute entre ma mère et son compagnon, que je n’ai jamais réussi à considérer comme un père, même toute petite, alors qu’il était ma seule figure paternelle. A cette époque, il ne nous frappait pas encore, mais ils se disputaient beaucoup. La petite fille que j’étais en était très bouleversée et n’en comprenait ni la raison, ni l’intérêt. Elle avait envie, écrivait-elle, qu’on fasse attention à elle, qu’elle puisse raconter comment elle avait encore eu la meilleure note en français à l’école, qu’elle ait le droit de demander s’ils ne pourraient pas tous aller au zoo le week-end suivant, comme sa copine Zoé et ses parents, mais que son beau-père était toujours bien trop occupé à râler sur tout et sur tout le monde et sa mère à essayer de le calmer pour qu’on l’écoute. Ainsi donc avait-elle finalement décidé d’arrêter de parler, c’était plus simple. Mais une chose était sûre, elle ne ferait jamais la même erreur, celle de devenir adulte.

Et pourtant… C’est bien ce qu’elle est devenue, cette petite fille. Une adulte en train de lire ces pensées enfantines avec un petit sourire attendri et un pincement au cœur ; une adulte qui fait disparaître, résolument, toute trace d’enfance de cette chambre à coucher. J’ai trouvé un métier bien tranquille, bien rangé, un fiancé bien comme il faut, rassurant, normal, calme, et j’ai l’impression d’avoir oublié tous mes rêves et d’être devenue celle à qui la petite fille aurait tout fait pour ne jamais ressembler. Dans quelques années, sans doute aurai-je moi aussi un enfant, car c’est ce qu’il convient de faire quand on est des gens bien, et sans doute mon mari et moi nous disputerons à table pour des broutilles alors que notre petit essaiera, ô combien plus important, de nous raconter à quel point il a envie de faire de la montgolfière. Je pousse un soupir. Je réalise, en lisant simplement quelques phrases écrites par une moi bien plus jeune et innocente, mais peut-être aussi bien plus lucide, à quel point je suis en train de faire exactement ce que ma mère a fait avant moi : tout faire pour que la vie soit la plus ordinaire possible, pour n’avoir aucune question à me poser ; tout faire pour que tout soit en ordre même au milieu du chaos.

Car c’est bien un chaos qu’a vécu ma mère, quand son mari s’est tué en voiture, la laissant seule avec une petite fille de trois ans, pas d’emplois et beaucoup de dettes. C’est bien pour que tout rentre dans l’ordre qu’elle s’est mise en couple avec le premier venu pour redonner l’illusion d’une famille complète et unie. C’est bien pour continuer à croire à cette normalité qu’elle a accepté qu’il devienne de plus en plus odieux, qu’elle a accepté qu’il lève la main sur elle, puis sur son unique enfant. Uniquement pour que tout reste parfaitement ordinaire.

J’avais pourtant bien amorcé ma rébellion contre l’ordre établi lorsque j’ai quitté la maison à seize ans, incapable de convaincre ma mère de me suivre, mais incapable de rester plus longtemps avec elle. J’avais bien rejeté la carrière d’adulte, en me lançant dans les études de créatrice de jeux vidéo. Je comptais bien m’amuser et faire amuser les autres, vivre ma vie comme je l’entendais, ne jamais devenir comme ces gens bêtes qui croient que se disputer à cause de la facture d’électricité est plus important que de passer son temps à jouer et à rire.

 

            Je n’ai pas envie de penser à tout cela plus longtemps alors, malgré tout ce qu’il me reste encore à trier et à ranger dans cette pièce, je tourne la première page du petit carnet à fleurs et poursuis ma lecture.

La petite fille raconte, un peu plus loin, qu’elle s’est aperçue en refaisant, sans doute pour la dixième fois, son puzzle de Peter Pan, qu’une pièce était manquante. Elle exprime sa profonde contrariété en quelques lignes acerbes, accusant sans l’ombre d’une hésitation le neveu de Bruno, son affreux beau-père, d’être à l’origine de la perte. Une forte émotion m’étreint en relisant ce passage. Ce puzzle, je m’en souviens très bien, contrairement à d’autres événements de cette époque. Peter y est représenté dans son éternel costume vert, mais il a une ceinture rouge vif. J’ai toujours aimé cette image parce que cette ceinture, sans doute une lubie du dessinateur, n’existe sur aucune autre représentation du petit garçon que j’aie jamais vue. Je l’ai cherchée longtemps, cette pièce manquante, parce que j’adorais ce puzzle. Des années plus tard, il m’arrivait brusquement et sans aucune raison apparente de me précipiter vers une caisse de jouets, que je n’avais pas ouverte depuis longtemps, pour vérifier si par hasard la pièce n’aurait pas été égarée à l’intérieur. Cette pièce a pris pendant longtemps des proportions un peu démesurées dans mon esprit, comme si quelque chose, dans ma vie, me semblait déséquilibré et inconfortable depuis sa disparition. Je ne l’ai jamais retrouvée. Peut-être le neveu de Bruno l’a-t-il effectivement dérobée et l’a gardée dans sa poche, avant de la jeter dans la première poubelle venue, je ne le saurai sans doute jamais. Je tourne les pages du journal de plus en plus frénétiquement, absorbée à présent dans mes propres souvenirs comme si je les redécouvrais. D’ailleurs, l’absence angoissante de la dernière pièce du puzzle de Peter Pan revient régulièrement, comme un refrain lancinant. Une autre interrogation sans réponse, un autre vide troublant est régulièrement évoqué dans ou entre les lignes : la petite fille ne cesse de se demander qui est son père, et où il se trouve. Ma mère m’a-t-elle déjà expliqué qu’il est mort, à ce moment-là ? Elle me l’a caché longtemps, sans doute parce qu’elle était incapable elle-même de faire face à cette idée. Elle se contentait de me dire qu’il était parti et je ne pouvais pas en tirer davantage. Je pense qu’à dix ans, je savais déjà qu’il était mort, mais qu’à ce moment-là de ma vie, la mort me semblait bien peu différente d’une autre destination lointaine et exotique. En revanche, je me souviens parfaitement que ma mère refusait obstinément de me parler de lui, même après m’avoir dit qu’il était mort. Sans doute était-ce trop douloureux pour elle, mais elle n’avait pas conscience d’à quel point il était cruel, pour la petite fille que j’étais, de rester avec cette pièce manquante au puzzle de sa vie et de chercher désespérément à la trouver sans jamais parvenir à mettre la main dessus.

 

            Qu’est-ce qui m’a fait devenir une adulte, alors que je m’y refusais de toutes mes forces ? Jusqu’à aujourd’hui, je n’y avais jamais réfléchi. Mais en relisant mon histoire, l’évidence me frappe de plein fouet : je suis devenue une adulte le jour où j’ai retrouvé la pièce manquante. Après que maman eut quitté Bruno, j’ai mis longtemps à me décider à revenir la voir. Je lui en voulais, bien sûr, de ne pas m’avoir protégée ; cette maison, par-dessus tout, m’évoquait trop de mauvais souvenirs. Puis j’ai fini par me décider ; je n’avais pas de père, je ne pouvais pas rester éloignée de ma seule véritable famille. Et puis, même si elle en était en partie responsable, je savais ma mère dans une grande détresse et je ne pouvais me résoudre à la laisser seule. Lorsque je suis arrivée à la maison ce jour-là, avant même de m’embrasser ou de prononcer la moindre parole, la première chose qu’a fait ma mère a été de déposer un grand coffret de bois entre mes mains. Il contenait tous les souvenirs de mon père qu’elle avait mis tant de soin à enterrer : de nombreuses photos, des cassettes vidéo, ses albums musicaux préférés, des lettres qu’il lui avait écrites… Ce jour-là, j’ai d’abord ressenti une joie immense, celle d’avoir enfin retrouvé le morceau de ma vie qui me manquait depuis toujours. Mais rapidement, en passant et repassant le contenu de cette boîte devant mes yeux, je me suis rendue compte que je n’arrivais plus à lui trouver une place. Cette pièce-là, je n’en avais plus le puzzle, et même si j’éprouvais un plaisir certain à avoir le droit de la regarder enfin, je n’avais plus rien à en faire. J’avais construit un autre puzzle, avec ce qui m’avait été donné, et cette pièce-là ne pouvait s’y emboîter nulle part. Ce jour-là, quelque chose a basculé. Ce jour-là, mes illusions ont cessé d’être. Je ne voulais pas devenir une adulte, parce que j’attendais que mon papa revienne. A présent que je l’avais retrouvé, mais que je ne parvenais pas vraiment à lui faire une place dans ma vie, je ne voulais plus qu’une chose : devenir une adulte pour que les choses autour de moi deviennent bien ordonnées et immuables, rassurantes, stables. J’ai accepté de sortir avec ce garçon bien rangé, gentil mais parfois un peu ennuyeux, qui me courait après depuis si longtemps mais que j’avais toujours repoussé ; j’ai cessé de créer du rêve pour les autres enfants, les jeux vidéo, je me suis mise à les vendre, un métier sérieux, sans danger, qui me permettrait de construire une famille bien comme il faut.

 

            Je pousse un nouveau soupir, je ferme le carnet plein de fleurs et je le laisse tomber sur l’oreiller, à côté des deux gros ours en peluche. Je me lève, et je replonge les mains au milieu des objets de mon enfance pour les trier, qui dans une valise que je ramènerai à la maison pour la postérité, qui dans un grand sac poubelle.

Lorsque j’ai terminé de vider la chambre, j’appelle ma mère pour qu’elle vienne m’aider à sortir le petit lit. Le journal est toujours sur l’oreiller, je n’ai pas encore décidé ce que je dois en faire. Je prends la tête, maman prend les pieds et nous nous dirigeons vers la porte. Nous sommes obligés de basculer le lit sur le côté pour la franchir et le petit carnet fleuri glisse et tombe sur le sol. Tant pis, je le ramasserai plus tard. Nous déposons le lit dans l’entrée, mon fiancé nous rejoindra un peu plus tard pour l’emporter à la décharge. Je retourne dans ma chambre désormais presque vide et je me baisse pour ramasser le journal intime, toujours indécise sur ce que je dois en faire. C’est alors que, tandis que je suis toujours accroupie sur le sol, une petite tache colorée sur le parquet accroche mon regard, dans le coin de la pièce où se trouvait la tête de lit. Avec un curieux pressentiment, je me traîne jusqu’à l’étrange apparition. C’est un petit morceau de carton, principalement rouge, avec un petit bout de vert, que je saisis avec une intense émotion et que je fais tourner entre mes doigts. Il s’agit bien d’une pièce de puzzle, La pièce de puzzle. Un fragment de la ceinture de Peter Pan, je revois parfaitement l’image dans ma tête, avec le petit trou laissant voir le parquet en-dessous (je faisais toujours mes puzzles par terre) là où aurait dû se trouver ce morceau du dessin. Il me faut quelques secondes pour réaliser que, parmi tous les jeux que j’ai sortis de cette chambre, je n’ai vu nulle part ce puzzle. La plupart ont fini dans la valise, car si je suis bien devenue une adulte, j’ai tout de même conservé une affection certaine pour les jeux en tout genre, et je vais aussitôt vérifier que je ne l’y ai pas rangé sans y prêter attention, ce qui me paraît peu probable. Mais non, impossible de mettre la main sur le puzzle dont je viens de retrouver la pièce manquante. Plus jeune, j’ai sans doute fini par m’en débarrasser. Je repense à cette boîte contenant tout ce que je connais de mon père, que j’ai précieusement gardée et que j’ouvre souvent, même si je ne suis pas parvenue à trouver une place à ce fantôme dans la vie que j’ai construite sans lui, et je glisse avec précaution et tendresse la pièce de puzzle rouge à l’intérieur du carnet couvert de fleurs. Si je ne peux plus reconstituer le puzzle en y ajoutant cette pièce si longtemps cherchée et désormais inutile, je peux encore contempler cette unique pièce, et dans mon souvenir, à partir d’elle, recréer tout le puzzle autant de fois que j’en aurai envie. Je peux même, si cela me chante, changer tout le reste du décor et ne conserver que ce fragment de vêtement rouge pour en faire un autre personnage, une autre histoire.

Je me souviens à présent pourquoi j’aimais tant créer des jeux vidéo : à partir d’un seul détail, je peux constituer tout un univers, et le faire varier à loisir au gré de mes envies, des attentes des joueurs et de l’évolution du personnage. J’imagine déjà ce personnage portant une ceinture rouge, qui changerait de vêtements, de visage, d’époque et de décor, mais que l’on reconnaîtrait toujours à sa ceinture, seul élément qui ne varierait jamais. Je sors mon téléphone portable de ma poche et j’appelle mon ancien éditeur pour lui annoncer que j’ai décidé de reprendre du service et que j’ai un grand projet pour lui. Quant à mon fiancé, qui détestait mon précédent métier et le trouvait inutile, soit il s’y fera, soit il partira. Si jamais je perds cette pièce du puzzle de ma vie, tant pis, j’en commencerai un autre.

PETER-PAN-puzzle

Piste d'écriture : deux des citations inscrites sur les fenêtres de la Maison de la poésie à Paris,

« Plus tard, je voudrais être chef d’orchestre, trapéziste, artiste de music-hall, n’importe quoi, mais pas adulte. » François Morel, Les habits du dimanche

« Impossible de mettre la main sur le puzzle dont je viens de retrouver la pièce manquante », Eric Chevillard, blog Autofictif 3652

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité