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9 février 2021

Souffrances X2, par Corinne Chistol-Banos

Piste d’écriture : Enjeu d’un personnage – Enjeu de l’écriture. Inspiré par le début de Le silence d’Isra, d’Etaf Rurn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Diniz Galhos), Editions de l’Observatoire, janvier 2020. 
Je suis née sans voix, par un jour nuageux et froid à Brooklyn. Personne ne parlait jamais de ce mal. Ce n’est que des années plus tard que j’ai su que j’étais muette, lorsque j’ai ouvert la bouche pour demander ce que je désirais : j’ai alors pris conscience que personne ne pouvait m’aider. Là d’où je viens, le mutisme est la condition même de mon genre (…) Ce n’est que maintenant, bien des années plus tard, que je sais que tout cela est faux. Ce n’est que maintenant, en écrivant cette histoire, que je sens venir ma voix.

corinne souffrances

Je suis née à l’amour sans voix, par un jour nuageux et froid au bord de l’eau. Personne ne parlait jamais de ce mal dont j’étais atteinte. Ce n’est que des années plus tard que j’ai su que j’étais muette, lorsque j’ai ouvert la bouche pour demander ce que je désirais : j’ai alors pris conscience que personne ne pouvait m’aider si ce n’était moi. Là d’où je viens, le mutisme est la condition même pour survivre. Ce n’est que maintenant, bien des années plus tard, que je sais que tout cela est faux. Ce n’est que maintenant, en écrivant cette histoire, mon histoire, que je sens revenir ma voix.

Lorsque je l’ai rencontré, je n’avais que 14 ans. Je l’ai trouvé quelconque la première fois que je l’ai vu. En troisième dans mon collège de quartier, les garçons m’intéressaient encore assez peu, et je préférais passer mon temps libre avec mes potes, à discuter des nouvelles pompes à la mode et du dernier rap mis en ligne sur You Tube. Il avait un an de plus que moi, et je le voyais régulièrement passer devant nous, aux portes de notre établissement, sur son scooter qu’il faisait exprès de cabrer et vrombir plus que de nécessaire.

Je l’apercevais souvent une cigarette électronique à la main, celle-ci baguée de plusieurs chevalières excessivement grosses à ses doigts d’ado. Il se la jouait « méchant » et fréquentait des gars non fréquentables comme diraient les habitants des beaux quartiers.

Je l’ignorais et vivais mon existence d’ado révoltée sans m’occuper de lui. Pourtant, lorsqu’il m’aborda ce jour d’octobre glacial, lors d’une sortie organisée par notre prof principal à la plage, je me suis sentie tellement flattée par son intérêt masculin, que j’ai très peu résisté. Le rayonnement de l’amour me transportait et j’appréhendais ces premiers émois avec joie et étonnement. Très vite notre relation se transforma en fusion totale et je n’envisageais nullement de vivre ne serait-ce quelques instants sans lui. De son côté, son amour était une évidence. Il était fier d’être à mon bras, et réciproquement. Il s’enorgueillit auprès de ses potes d’avoir une copine mignonne et ne me lâchait plus. Nous passions nos journées ensemble au collège, le midi à l’heure de la pause, et le soir il me raccompagnait même jusque chez moi où, lorsque ma mère n’était pas là, je le faisais entrer. Mes parents se moquaient pas mal de mes choix et ma vie les intéressaient tellement peu que je ne pris même pas la peine de le leur dire.

Un soir, pourtant, alors que nous étions occupés à nous câliner, mon père nous surprit. La seule parole qu’il eut en nous voyant, fut : « Ah ! Ça y est, t’as un mec ? »

Tous les parents, un tant soient peu responsables, l’auraient simplement sorti de ma chambre et de mes bras pour le mettre proprement dehors. Mais à l’époque, n’ayant que ce schéma familial de référence, j’ai souri, fière qu’il acte, par ces quelques mots, ma relation amoureuse. Ma mère souleva seulement un sourcil et bougonna entre deux bouffées de cigarette : « Qu’il faudrait pas qu’il croit pouvoir manger à notre gamelle comme ça ! » Elle ponctua sa phrase d’un claquement de doigts désagréable. Ce n’est que bien des années plus tard, moi-même mère, que je réalisai que mes parents n’avaient absolument pas joué leur rôle parental. Si seulement ils l’avaient fait, cela m’aurait évité bien des problèmes.

Les mois se succédèrent les uns après les autres dans cette aura toujours plus idyllique, jusqu’au jour où ma meilleure amie m’invita à passer quelques jours chez elle à plusieurs centaines de kilomètres de la maison et de lui. Mes parents acceptèrent seulement parce que la mère de celle-ci proposa de venir me chercher. C’était la première fois que nous nous éloignions l’un de l’autre et je le fis avec le cœur serré.

C’était au mois de juillet, et le temps étant de la partie, la mère de mon amie nous invita à pique- niquer sur la plage en fin de soirée, afin d’assister au feu d’artifice qui clôturerait cette journée du 14 juillet. Durant ces quelques jours, il n’avait cessé de m’appeler ou bien alors nous communiquions par l’application à la mode. Je n’avais que très peu de répit, mais l’apothéose fut atteinte lorsque je mis en ligne une story sur laquelle on me voyait avec mon amie sur la plage à la tombée de la nuit, en maillot de bain. Quelques secondes seulement après la diffusion, mon portable sonna, c’était lui. La scène qu’il me fit, exigeant de savoir pourquoi j’étais en maillot sur la plage à cette heure de la soirée me déstabilisa, mais je ne m’en formalisai pas plus que ça. Ce furent mon amie et sa mère qui s’en étonnèrent et me firent remarquer son attitude possessive et agressive.

Les années passèrent, et le chemin faisant nous décidâmes de vivre ensemble. J’avais 19 ans et le climat à la maison étant de plus en plus pesant, c’est avec soulagement que je quittai mes parents et les hurlements qui ponctuaient nos soirées.

Les premières semaines furent fantastiques. Nous avions tous les deux du travail, et les soirs nous les passions à nous dorloter. Malheureusement, la vie réserve bien des surprises et certaines d’entre elles sont désagréables.

Il rentra à 18h, ce mercredi de novembre, et je sus tout de suite qu’il était en colère. Il jeta violemment sa sacoche sur le clic clac qui nous servait de canapé puis prit une bière dans le frigo et en but les premières gorgées d’un trait, sans reprendre son souffle. Depuis quelques temps, il buvait trop et cela me gênait. Comme je le regardais surprise, il me jeta au visage :

- Qu’est-ce qu’il y’a ? Son ton agressif ne me surprit pas, c’était le ton qu’il employait un peu trop souvent ces dernières semaines pour m’adresser la parole.

- Ça ne va pas ? Inquiète, je posais ma question d’une toute petite voix.

Il me contempla un instant et je crus que l’orage était fini. Mais non, il n’était pas calmé, bien au contraire.

- J’ai perdu mon job, je me suis fait virer ! lança-t-il avec un regard mauvais.

- Qu’est-ce qui s’est passé ? Je m’approchai et m’assis près de lui.

- Qu’est-ce que tu crois qui s’est passé, hein ? Tu crois que je l’ai fait exprès c’est ça ?

Je ne pus en dire plus. La seconde suivante sa main s’abattait sur ma joue. Aujourd’hui encore j’en ressens la brûlure humiliante.

La violence augmenta avec les mois. Je comprenais que je ne pouvais plus rester avec lui mais ma franchise me força à l’en avertir, au lieu de fuir tout simplement. Il était attiré par les armes, et son dernier achat, une matraque télescopique me percuta violemment les flans. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que, épuisé par son effort, il parte en claquant la porte.

Vous pensez certainement que j’en ai profité pour partir ? Eh bien non, mon abnégation de femme battue m’empêcha de réaliser mon projet et je restai, encore et toujours.

Ma chance, je l’ai eue des années plus tard. Je rencontrai par hasard une femme anciennement battue, qui se confia. Elle était arrivée à quitter son compagnon après plusieurs dizaines d’années de maltraitance. Entre filles du même genre, elle me reconnut aussitôt et me proposa de l’accompagner dans une association qui l’avait aidée à franchir le pas, ce pas qui à moi me semblait infranchissable. J’acceptai d’assister à une réunion, non sans appréhension. Alors que je pensais être une rare femme subissant la violence de son compagnon, je réalisai avec effroi que nous étions des centaines. J’écoutai avec beaucoup de désarroi les histoires de certaines d’entre elles.

Je me rendais compte que, toutes ces années, je m’étais tue. Totalement. Moi, qui parlais pour tout et rien avant notre rencontre, depuis plus de dix ans, j’acceptais mon sort sans me défendre.

   

En rentrant, je constatai le silence de l’appartement et son absence. Alors, envahie par l’adrénaline, je ne réfléchis pas davantage et fis mes valises.

   

Vous vous rendez compte ? Durant des années, je suis restée prisonnière de cette relation toxique, qui non seulement m’a bloquée dans ma trajectoire, mais m’a tout simplement empêché de vivre.

Aujourd’hui, plus de vingt ans après, avec mon nouveau compagnon, alors que l’eau a coulé sous mes ponts et que le poids de cette souffrance me submerge encore parfois, je saisis enfin ma plume pour m’exprimer et reprendre le contrôle de ma vie.

Les mots coulent à présent sur le papier avec une violence similaire à celle qu’il m’a infligé trop longtemps. Je me surprends à ne plus pouvoir m’arrêter, les larmes coulent sur mes joues et me lavent de cette saleté dont il m’a couverte. Pourquoi aujourd’hui ? Peut-être parce que ma filleule vit une relation identique à la mienne, et que je peux à présent analyser la situation avec un regard extérieur. Je ne peux plus me stopper. Dorénavant, je ne me murerai plus dans le silence, en pensant protéger les miens. Je n’arrêterai plus ni d’écrire ni de partager mon expérience, surtout auprès des ados, afin de leur faire comprendre que la vraie vie n’est pas celle vécue sous les coups et les menaces.

Copyright Corinne Christol-Banos, janvier 2021

 

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