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14 mars 2022

La rainette et le crapaud, par Corinne Christol-Banos

Piste d'écriture inspirée par "C'est un beau jour de pluie", Eric-Emmanuel Schmitt. Imaginez la suite du texte, sur le thème Les contraires s'attirent.

Maussade, elle regardait la pluie s’abattre sur la forêt landaise.

- Quel sale temps !

- Tu te trompes, ma chérie.

- Quoi ? Viens mettre le nez dehors. Tu verras à quel point le ciel dégouline !

- Justement.

Il s’avança sur la terrasse, approcha du jardin à la limite des gouttes et, narines gonflées, oreilles dressées, nuque renversée pour mieux sentir le souffle humide sur sa figure, il murmura les yeux mi-clos en reniflant le ciel mercure :

- C’est un beau jour de pluie.

Il semblait sincère. Ce jour-là, elle acquit deux certitudes définitives : il l’agaçait profondément et, si elle le pouvait, elle ne le quitterait jamais.

 

corinne reinette- « C’est un beau jour de pluie »… Tu plaisantes, j’espère ?

Les pommettes rouges d’indignation, elle le fusilla du regard tandis que lui, la regardait tendrement. Elle était si belle lorsqu’elle s’énervait. Il s’évertuait toujours à l’irriter avec délectation car, à chaque fois, elle répondait du tac au tac. Et s’il s’amusait à continuer, elle irait jusqu’à le frapper du plat de la main sur son crâne en un doux geste de rébellion. Au fil des ans, ce jeu était devenu leur mode coquin de communication amoureuse.

- Viens ma chérie.

Il lui tendit la main. Comme elle ne faisait aucun mouvement, il l’attrapa par le bout des doigts et l’amena jusqu’à lui. Puis, main dans la main, ils regardèrent tomber les gouttes qui s’écrasaient au sol en un son lancinant et puissant en même temps.

- N’est-ce pas beau cette nature qui exulte ?

Les yeux dirigés vers les arbres dont les branches ployaient jusqu’au sol sous le poids de l’eau accumulée dans leurs tiges et leurs feuilles, il attira plus près encore sa moitié qui vint se lover tout contre son épaule.

- Tu es fou !

Elle prononça ces mots avec véhémence et aussi un peu de résignation.

- Il fait froid, c’est humide et je vais m’enrhumer à rester comme ça près de toi !

- Mais non. Je te réchauffe, tu vois bien.

Le sourire jusqu’aux oreilles, il la serra davantage contre lui. Un moineau qui s’abritait dans le chêne face à eux, s’envola à tire d’ailes. Ils suivirent son ascension puis il disparut au détour d’un nuage plus gros que les autres.

- Tu vois, même les oiseaux n’aiment pas ce temps. Il n’y a que toi pour te pâmer devant un déluge pareil !

- Un déluge ? Comme tu y vas. C’est seulement plus de gouttes de pluie qu’une légère averse.

Il affirma cela avec un aplomb qui l’agaça davantage. Son sourire niais, à la limite du crédule satisfait, la fit trépigner comme à chaque fois. Ç’en était exaspérant de le voir toujours aussi positif et optimiste. Elle eut envie de taper du pieds par terre comme lorsqu’elle était enfant, et de piquer un caprice rien que pour apprécier sa réaction. Mais il serait capable d’en rire, et elle aurait envie de pleurer d’énervement.

- Regarde !

Elle dirigea son index en direction du bassin où flottaient paisiblement plusieurs fleurs de lotus. C’était leur plaisir à tous deux de faire pousser ces plantes qui prenaient leur origine dans le fond boueux de la mare. Confortablement installée sur l’une d’entre elles, une reinette d’un vert électrique se reposait au centre d’une fleur. De l’endroit où ils se trouvaient, elle donnait l’illusion d’avoir la tête posée sur ses pattes, un peu comme sur une chaise longue, à la façon dont un dessinateur l’aurait créée pour un dessin animé.

- Tu vois, elle aime ça.

De petites rides entourèrent ses yeux tandis qu’il souriait béatement en contemplant la grenouille. Elle donnait l’impression d’être à un spa et tout de suite, il imagina une employée de l’institut avec une serviette blanche moelleuse sur le bras, lui proposant un massage. Tiens ! Voilà une idée intéressante. Plantant sa moitié, stupéfaite de se voir abandonner de la sorte, il rentra au pas de course, sans se soucier de l’eau qui dégoulinait de ses chaussures à chacun de ses pas, laissant plusieurs petites flaques sur son passage, pour se précipiter dans son antre ou plus précisément, dans son bureau.

Il attrapa son carton à dessin, et dans l’instant reproduisit l’image qu’il avait eue quelques secondes plus tôt. Le crayon voletait sur la feuille en une vitesse soutenue et sous l’impulsion de son propriétaire, le dessin prit forme. Une jeune et jolie rainette voluptueusement allongée sur des coussins acceptait volontiers la proposition de l’employée. Puis, il se souvint brusquement de sa moitié, la chercha du regard, et la voyant rageusement nettoyer le sol où ses empreintes mouillaient encore par endroits le plancher, il reprit son dessin avec un sourire facétieux. Bientôt, à la place du visage préalablement crayonné de la rainette, se profila celui de son épouse. Il accentua le trait du crayon sur les yeux, fixa le regard incendiaire de celle-ci en allongeant les cils jusqu’à l’exagération et alla même jusqu’à ajouter un grain de beauté à son portrait, exactement au même endroit que celui du modèle.

Satisfait du résultat, il le lui présenta. Comme elle était encore courbée jusqu’au sol avec la serpillière à la main, il inclina le carton à dessin jusque devant son visage, à seulement quelques centimètres de ses yeux.

 

Elle releva tout doucement son regard vers lui, et il sut qu’il allait avoir des ennuis. De gris clair, son regard avait pris les tons de l’orage, précisément comme les nuages dans le ciel de cette fin d’après-midi. Elle se redressa et son calme trop intense, n’annonçait rien de bon. Posément, elle laissa tomber au sol son matériel de parfaite ménagère, puis le prit tendrement par le bras pour l’emmener sur la terrasse. Il se laissa faire, ignorant où les mèneraient leurs pas. Elle arborait à présent un doux sourire et il sourit à son tour, satisfait de voir que sa moitié ne se fâchait pas. Tendrement, elle lui fit franchir le seuil, le dirigea pour descendre à sa suite les quelques marches qui les séparaient du jardin, et alors que la pluie continuait sa course folle, ils atteignirent la mare.

Lorsqu’ils furent arrivés près du bord, elle se leva sur la pointe des pieds, avança ses lèvres jusqu’aux siennes. Il s’extasiait. Vraiment, elle ne le décevait jamais. À quelques millimètres de sa bouche, elle lui fit un grand sourire et, prenant son élan, le poussa de toutes ses forces dans le bassin, où il atterrit parmi les fleurs de lotus, dans un grand éclaboussement. La rainette, épouvantée, sauta très vite pour échapper à l’écrasement. Il réapparut, le visage couvert de feuilles d’arbres arrachées par la pluie, de la vase sur son beau pull grège.

Les mains sur les hanches, un sourire la transfigurant totalement, elle attendit qu’il se relève péniblement, glissant sur le fond de la mare. Dépité, il ne savait comment réagir. Elle le fit pour lui :

- Eh bien voilà, tu as ton histoire maintenant. Il ne te reste plus qu’à te mettre au travail, et surtout n’oublie pas les débris sur tes vêtements. Ah oui, j’allais oublier, fit-elle alors qu’elle se tournait pour entrer dans la maison. À la place de ton visage, dessine celui d’un gros crapaud baveux, cela sera du plus bel effet !

 "C'est un beau jour de pluie", Eric-Emmanuel Schmitt, in « Odette Toulemonde et autres histoires », Albin Michel 2006

 

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