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2 avril 2022

Elle et lui, par Florie

piste d'écriture: duo ou trio

La première fois que j’ai rencontré Vincent, elle était avec lui ; elle était tout contre lui. Je me souviens très bien de la pensée qui m’a traversé l’esprit ce jour-là, assise au premier rang du public entre les deux copines qui m’avaient forcée à venir ; je m’en souviens sans doute si bien à cause de son ironie : je les ai trouvés sensuels, elle et lui, et ça m’a plu. Les autres, c’étaient des musiciens avec un instrument entre les mains. Lui, c’était un homme avec sa partenaire, et cette vision avait sur moi un pouvoir de séduction incroyable. Je ne suis pas une grande fan de jazz, mais l’intensité de son regard et sa façon passionnée de jouer m’ont donné envie de m’intéresser à la musique. Je me suis donc mise à écouter avec plus d’attention et je me suis rendue compte que ce qu’Hermano jouait était bien plus que du jazz : c’était quelque chose de nouveau, un style que je n’avais jamais entendu auparavant, un savant mélange de swing, de rock et même de country à certains moments.

L’une de mes deux copines était la sœur du batteur et je me suis retrouvée à les suivre pour boire un verre après le concert, dans le seul bar ouvert du village. Vincent et moi nous sommes trouvés naturellement, sans doute parce que je ne faisais pas partie des groupies, ces filles qui suivaient le groupe un peu partout avec l’espoir à peine conscient de finir la soirée dans le lit de l’un des musiciens, sans doute parce que je me trouvais là par hasard, sans vraiment l’avoir décidé. Lui aussi semblait un peu déplacé dans cet endroit vieillot qui sentait la bière et résonnait des rires gras de quelques habitués et du son étouffé de la télévision que personne ne regardait vraiment. Il ne semblait pas tout à fait être là, sans toutefois être ailleurs, mais quand nous nous sommes mis à parler, j’ai découvert un homme enthousiaste, cultivé et curieux. Il jetait de fréquents coups d’œil à sa contrebasse, bien à l’abri dans son étui, qu’il avait amenée avec lui et appuyée contre un mur près de sa table, et je me suis rapidement rendu compte qu’il était le seul membre du groupe à avoir emporté son instrument dans le bar. J’ai trouvé ça charmant, pour tout dire ; j’avais face à moi un véritable amoureux de la musique et je me sentais de plus en plus conquise. D’ailleurs, au cours de la soirée, il m’a raconté comment il avait fait l’acquisition de cet instrument lorsqu’il avait vingt ans, à quel point elle était ancienne et précieuse, avec une histoire incroyable et une valeur indubitable, et à cet instant, le fait qu’il ne souhaite pas la laisser seule dans un coffre de voiture m’est apparu comme du pur bon sens.

 

J’ai dû attendre deux autres concerts et deux autres fins de soirée avant qu’il ne me propose de venir chez lui. Et brusquement, quand je me suis retrouvée assise sur le siège passager de sa voiture, à regarder sans y prêter attention défiler la petite route de campagne dans l’obscurité, j’ai été saisie d’inquiétude. Je ne connaissais pas ce milieu, hormis ces trois soirées passées avec les membres d’Hermano, mais l’idée que je me faisais de ces gens-là était du genre à me donner envie de fuir tout rapprochement trop important. Ce type parlait bien, était plutôt agréable à regarder et avait dans son jeu musical une sensualité à laquelle j’avais beaucoup de mal à résister, mais rien ne me garantissait que, des filles comme moi, il n'en ramenait pas une différente chez lui tous les mois. Ce n’était pas parce qu’il m’avait draguée pendant trois soirées que c’était un gage de stabilité affective. D’ailleurs, il ne m’avait pas tellement draguée ; sans aller jusqu’à affirmer que c’était l’inverse, je dirais que l’envoi des messages de séduction avait été plutôt équilibré.

Je ne m’attendais pas à ce que j’ai découvert en pénétrant dans son appartement. A quoi je m’attendais exactement, je n’aurais su le dire. Probablement à un vrai logement de célibataire masculin, avec des slips par terre, de la vaisselle sale dans l’évier, des barquettes vides de plats individuels sur la table, de la poussière et du désordre. Tout au contraire, l’appartement de Vincent était propre, rangé, dans un style art-déco sans être tape-à-l’œil. Il y avait même des plantes vertes un peu partout, plantes qu’il s’est empressé d’arroser avec une délicatesse adorable en arrivant. Mais pas avant d’avoir déposé son instrument dans sa chambre, avec une précaution infinie, avec tendresse, ai-je pensé ce jour-là avant de me dire que cette idée était ridicule.

Nous avons bu quelques verres, refait le monde jusqu’à une heure avancée de la nuit, avant qu’enfin, l’alcool et le désir nous poussent dans sa chambre. Je me souviens que, pendant que nous faisions l’amour, elle a accroché mon regard. J’ai eu le temps de songer que cette silhouette sombre près de la fenêtre semblait dominer la pièce, avant que la passion n’entraîne mon esprit ailleurs et que je n’oublie cette idée aussitôt.

 

La complicité entre Vincent et moi était évidente, le fait que nous partagions un certain nombre de goûts et de valeurs communes aussi. Nous avions tous deux trente-cinq ans et avions connu plusieurs relations sérieuses, aussi les choses sont-elles allées plutôt vite entre nous. Nous savions ce que nous voulions, du moins était-ce vrai pour moi et le croyais-je pour lui. La musique prenait une place importante dans sa vie, mais il ne me l’avait jamais caché et j’étais tout à fait prête à m’en accommoder. J’accordais moi-même beaucoup de temps à mon travail et nous nous comprenions et nous respections pour cela. Après trois semaines de relation amoureuse intense et passionnée, je dormais chez lui plus de la moitié du temps, possédais ma propre clef et me sentais adoptée par le reste du groupe en tant que copine officielle de Vincent comme si je l’avais toujours été.

 

Vincent passait beaucoup de temps avec elle, mais cela me semblait légitime. De plus, il me l’avait présentée, m’avait laissé la toucher, la faire chanter, aussi partageais-je un peu de son amour et de sa fascination pour elle. C’était un instrument magnifique, avec un son incomparable, c’était encore plus évident lorsque vous l’écoutiez seule, assise à seulement deux mètres d’elle. Je l’aimais, je l’admirais et moi aussi j’avais envie d’en prendre soin. Quelquefois cependant, lorsqu’il passait trois ou quatre heures enfermé dans la chambre seul avec elle et que j’attendais dans le salon, je sentais un certain agacement m’envahir. Je me sentais abandonnée, misérable et parfois, le son de cet instrument que j’adorais pourtant le reste du temps me devenait désagréable comme une voix familière mais que l’on souhaiterait entendre se taire parce qu’elle parle trop.

Et puis, il y a eu cette première fois où je me suis réveillée en pleine nuit, sans savoir ce qui m’avait tirée du sommeil, et où j’ai trouvé la place vide dans le lit à côté de moi. J’ai d’abord pensé qu’il était juste allé aux toilettes avant que l’absence de la silhouette sombre près de la fenêtre ne me saute aux yeux. Il ne jouait évidemment pas dans l’appartement en pleine nuit, je ne pouvais donc que supposer qu’il était descendu dans la rue avec sa contrebasse et j’ai senti une piqûre de jalousie traverser mon cœur. Aussitôt, je me suis traitée de tous les noms : ça n’avait aucun sens, j’étais complètement ridicule. La musique, c’était son métier, et l’inspiration ne venait pas sur commande de neuf heures à dix-sept heures. Je ne pouvais pas lui reprocher ça, c’était même ce qui m’avait tant séduite, cette fusion entre Vincent et sa musique.

 

Mais mon problème, son problème, ce n’était pas sa relation à la musique. La vérité s’est mise à m’obséder de plus en plus au fil des mois. Pourquoi avait-il besoin de lui donner une caresse chaque fois qu’il passait près d’elle ? Pourquoi était-ce à elle qu’était destiné son tout premier regard, chaque matin ? N’était-ce pas à moi, son amoureuse, que devaient revenir ces choses-là ? Il lui parlait, aussi, lorsqu’il travaillait avec elle. Au début, j’avais trouvé ça mignon tout plein, mais avec le temps, je me suis mise à compter, les minutes, les heures, les mots. Je me sentais aussi pathétique qu’une femme qui soupçonne son mari d’adultère, mais lorsque certains soirs, en me couchant dans le lit encore vide, avec son absence à côté de moi et l’absence de l’autre contre le mur incurvé en face de moi, j’en arrivais à la conclusion qu’il lui avait davantage adressé la parole qu’à moi, je sentais bouillir une colère amère mêlée d’un indicible chagrin.

J’assistais souvent à ses concerts, c’était pour moi tant une façon de le soutenir qu’un véritable plaisir. Je songeais à cette première fois où je l’avais vu, à cette symbiose entre lui et son instrument qui m’avait tant troublée et attirée vers lui. A présent, l’image semblait avoir changé, s’être ternie, salie ; je voyais l’homme que j’aimais étreindre entre ses bras, tout contre son corps, une compagne aux courbes harmonieuses, la serrer entre ses jambes comme une amante sulfureuse et cette vue me devenait de plus en plus insupportable au fil des soirs.

 

Je me réveille au beau milieu de la nuit ; cette fois, il n’a pas découché. Je le sais avant même de tendre la main et de le sentir près de moi, je le sais parce que je la vois, elle, immobile en face de moi. Tout à coup, j’ai l’impression qu’elle nous regarde ; je songe à tout ce qu’elle a pu observer dans ce lit et cette pensée me révolte et me dégoûte avec une brusquerie déconcertante. Ce n’est pas seulement que le premier regard de Vincent est pour elle le matin, mais c’est qu’il l’a installée là où elle sera forcément la première chose qu’il verra en s’éveillant. Dans l’obscurité, j’ai l’impression que l’étui noir de la contrebasse enfle peu à peu et prend toute la place. Je me sens prise d’un malaise ; j’ai l’impression que cette chose va finir par avaler tout l’espace dans la chambre et que je vais mourir étouffée, qu’elle va se glisser jusque dans le lit pour se coller contre lui et m’écraser, me faire disparaître. J’ai du mal à respirer et je me faufile hors des draps, le souffle court. Une fois debout, je me rends compte que l’étui n’a pas bougé, qu’il n’a pas grossi. Mais il est toujours là, immobile, avec elle à l’intérieur, bien au chaud, en train d’attendre ses mains, son corps et sa voix. Je la regarde, je regarde le lit où Vincent dort paisiblement, couché en chien de fusil, et il me semble à présent que c’et le lit qui est tout petit, qu’elle le regarde de haut, que cette place qui était la mienne à côté de Vincent est minuscule. Cette chambre a toujours été à elle, depuis le début. Je n’y ai jamais eu qu’une place secondaire. Je sens monter en moi une vague de rage et de désespoir. Je me précipite vers elle et je pose mes mains sur ses hanches, comme il le fait chaque fois qu’il s’apprête à l’emporter dans ses bras. Je sais qu’elle est lourde, mais ce sera si facile pour moi d’ouvrir la fenêtre et de la précipiter dehors. Une chute du troisième étage, elle n’y survivra pas.

Et puis, aussi brusquement qu’elle est venue, la fureur m’abandonne, me laissant remplie d’une tristesse insondable. Je la regarde et je lui adresse un sourire las, avant d’en écarter mes mains. Elle n’y est pour rien, elle ; elle est belle, elle a une histoire formidable, elle joue bien et elle est précieuse. Tout cela, elle ne l’a pas volé. Je n’ai pas le droit de lui en vouloir ou de lui faire du mal. Ma petite personne de trente-cinq ans ne peut juste pas rivaliser avec ses cent vingt ans de beauté et de grandeur. En silence, je ramasse mes affaires, je n’ai pas encore eu le temps d’en accumuler trop ici. Je jette un dernier regard à Vincent, qui dort toujours comme un bébé et, mon sac à l’épaule, je quitte l’appartement sur la pointe des pieds pour ne jamais y revenir.

https://laurent-pate.skyrock.com/3279327208-AU-SON-GRAVE-DE-LA-CONTREBASSE.html

 

texte: copyright Florie, mars 2022. Illustration: Laurent Pate, https://laurent-pate.skyrock.com

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