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29 mars 2022

Desdémone, par Danièle Chauvin

Piste d'écriture: duo ou trio

Peinture de Cathy Rodriguez, sur Art Majeur

Vincent sirote son thé vert et son regard traîne autour de lui, s’attarde sur ses jeunes pousses de lierre. Elles lui inspirent soudain une petite mélodie vigoureuse et pourtant légère comme l’enfance, espiègle comme les entortillements des lianes autour de leur tuteur. Il lui faut des paroles rigolotes. Des petites blagues d’écoliers. Il s’assoit à sa table et l’écriture se déroule instinctivement, faisant remonter le souvenir des élèves malicieux qui jouaient avec lui en se moquant un peu de son air trop sérieux. Ainsi naît Chifoumi.

Maintenant, il imagine la musique. Des notes piquées, sonores et brèves, bien marquées. Mais il lui faudrait un piano pour les interpréter. La guitare ne traduira pas la stridence des cris d’enfants. Oui, ce sera un clavier, où le musicien pourra faire sonner fort les petits sauts, les courses subites, les exclamations. Il écrit sa musique pour son orchestre Hermano et un piano. Desdémone, sa chère contrebasse, sera la maîtresse ramenant l’ordre parmi les têtes folles.

Il va la chercher dans sa chambre où elle se repose depuis qu’il est rentré du concert. Il la sort de son étui et s’installe pour jouer avec elle. Il la flatte et l’accorde avec douceur. Il lui promet une nouvelle expérience dont elle se souviendra, comme de toutes celles qu’ils ont vécues ensemble. Il est très tard dans la nuit et tous les voisins dorment. Alors, comme une dernière caresse avant de dormir, il égrène une berceuse ronde comme un chaton enroulé sur lui-même et douce comme le duvet d’un oiseau.

Vincent range Desdémone dans son étui, dans sa chambre, juste entre la fenêtre et son lit. Il s’allonge enfin, réfléchissant à ce nouveau projet. Hermano, n’a pas de pianiste, juste les deux guitares Gilles et Fredo, le saxo Hugo et lui avec Desdémone. Trouver un pianiste. Il en parlera demain à ses copains.

 

La sœur de Fredo connaît la copine de sa copine. D’accord. On peut essayer.

 

Elle s’appelle Anaïs. Elle n’a pas l’habitude de jouer avec eux, ou l’inverse. Pour les standards, ce n’est pas grave, on trouve toujours un terrain d’entente car le jazz est un langage universel. Mais pour leurs créations, c’est plus délicat. Bref, il faut la briefer un minimum. Vincent lui propose de venir mardi, il a un créneau. Elle hésite un peu, elle ne sait pas si elle pourra, elle donne une leçon. Elle resserre son chouchou qui retient une quantité de longues tresses rousses. Elle attrape le pan de son écharpe de lin vert, le tortille au bout de ses doigts et réfléchit. Elle lâche son écharpe. Elle demande une seconde. Sa robe à plis serrés s’évase et tourne en une onde qui s’échappe à l’extérieur. Vincent fixe la porte et s’étonne de son impatience, de son désir de la voir revenir. Sa réponse importe bien sûr, mais c’est sa présence qui lui manque. Elle rentre et déclare que sa leçon a pu être repoussée.

 

Mardi lui paraît loin. Il se sermonne. Comment peut-il se mettre dans un état pareil pour une apparition de quelques instants ? Justement… C’était une apparition, une vague de couleurs, un rayon de lumière. Vincent se confie à Desdémone. Elle le comprend et le distrait de ses émotions. Un bon solo bien jazzy lui remet la tête à l’endroit. Desdémone et Vincent, des partenaires fusionnels…

 

Le mardi, Anaïs s’installe au piano. Elle a changé de coiffure. C’est un chignon haut perché avec des petites mèches qui s’en évadent en frisottis sur sa nuque. Sa tunique en coton ocre tombe, droite et raide, sur son sarouel terre de sienne, ample et fluide. Vincent est vaincu. Il attendait ce moment avec appréhension. Il avait trouvé leur dernière rencontre trop courte. Il se sentait emporté par des sensations inhabituelles qu’il ne maîtrisait pas. Il n’aimait pas cela. Il avait essayé d’éloigner Anaïs de son esprit durant ces derniers jours. Mais la voilà, et son émoi le submerge.

 

Elle ouvre la partition et déchiffre Chifoumi. Elle discute avec Vincent de la place des accentuations, du tempo. Il redescend sur Terre. Finalement, tout va bien. Si bien. Il pose les accords de Desdémone sur le jeu d’Anaïs.

Il s’excuse de lui avoir imposé ce contretemps dans son enseignement. Elle ne regrette rien, surtout qu’elle est si heureuse d’avoir entendu sa contrebasse.

— Quelle profondeur dans sa sonorité ! Oserais-je vous demander d’en jouer ?

— Comment se fait-il, s’étonne Vincent. Votre instrument est le piano.

— Non, non. Le piano est accessoire pour moi. Mon cœur vibre pour la contrebasse et la vôtre…

— Desdémone, précise Vincent…

— Et Desdémone, reprend Anaïs, me parle.

Vincent ne sait pas ce qui lui passe par la tête. Il confie sa vieille amie à Anaïs.

 

Quelques réglages plus tard, Desdémone et Anaïs s’accordent comme si elles se connaissaient depuis toujours. La vieille dame dévoile tous ses charmes et Anaïs l’écoute, lui répond et l’entraîne. Desdémone suit la jeune femme avec docilité et ravissement donnant d’elle-même les sons les plus secrets, les slaps les plus percutants. Les voilà toutes les deux embarquées dans un univers de jeu, d’harmonie et de complicité.

Vincent écoute, médusé. Il ne reconnaît pas Desdémone. Elle s’exprime comme il ne l’a encore jamais entendue. Il la découvre autre, si chaude, si douce, si loin. Desdémone n’a jamais résonné comme aujourd’hui. Anaïs est transfigurée par son plaisir, par son union avec elle.

 

Ces deux-là sont dans leur monde. Elles n’ont pas besoin de lui. Vincent se sent abandonné.

Copyright: Danièle Chauvin, mars 2022. Cliquez pour découvrir la page de la peintre, Cathy Rodriguez. 

 

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