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10 septembre 2022

Au Bistrot du Portail, par Danièle Chauvin

Piste d'écriture: observation et prémonition

 Lorsque Mélanie prenait son café au Bistrot du Portail, elle s’asseyait toujours à la même table, la deuxième à droite en entrant, contre le mur. C’était là qu’elle s’était assise la première fois et qu’elle avait retrouvé son calme après la vive altercation qu’elle n’avait pu éviter avec Thierry.

Ce jour-là, il était rentré furieux ; furieux après tout le monde, furieux après son patron qui avait encore changé d’avis concernant la taille, la forme et l’emplacement de la cheminée de la maison dont il devait achever les plans dans moins de quinze jours ; furieux contre le TER qui était encore en retard ce matin et l’avait obligé à sauter sa pause déjeuner et à sortir tard le soir pour avancer son travail ; furieux contre la météo qui obligeait à se couvrir le matin et à crever de chaud à mi-journée ; furieux contre elle qui avait encore oublié de renouveler le stock de bières dont il aimait se désaltérer en début de soirée. Comme elle était la dernière de son énumération, et la plus proche de lui géographiquement, son courroux contre elle s’étala, s’amplifia, se développa et s’enrichit de toutes les insatisfactions, voire déceptions dont elle était la cause depuis longtemps paraît-il.

Les mots sortaient, se bousculaient, le ton grondait de plus en plus fort, le geste rattrapait la parole et les vêtements étaient jetés sur le canapé, la porte du frigo vide fut refermée violemment et finalement, la porte de l’appartement claqua sur son départ en trombe, reclaqua lorsqu’il revint chercher sa veste, et une troisième fois sur son vrai départ.

L’ouragan passé, l’appartement vide lui avait semblé si bizarre qu’elle décida elle aussi d’aller se changer les idées à l’extérieur.

C’est ainsi qu’elle avait atterri au Bistrot du Portail ce jour-là. Et que, depuis, elle y avait pris ses habitudes. D’abord pour échapper à un quotidien stressant, après une tâche fastidieuse ou pour oublier un moment tendu avec un client ou son chéri. Puis, naturellement, elle opta pour un créneau horaire relativement fixe. Cela lui faisait une petite plage entre parenthèses au milieu de sa journée de travail sur son ordinateur. Elle était infographiste et exerçait en indépendante chez elle.  

Etrangement, cette table était toujours libre quand elle arrivait. Cela lui convenait si bien qu’elle craignit bientôt de la trouver occupée. Alors, pour s’éviter une terrible déception, et l’obligation de sortir de l’établissement à peine entrée, elle prit l’habitude de jeter un coup d’œil à travers la vitre avant de pousser la porte. Elle commandait son café, et le sirotait. Depuis cet endroit, elle ne perdait aucun détail de ce qui se déroulait dehors car le mur donnant sur la rue était entièrement vitré. Elle pouvait regarder sans se faire remarquer. Elle s’immergeait dans le va et vient des passants, seuls ou en groupes, nouveaux ou déjà repérés pour avoir longé le bar plusieurs fois — sans doute habitaient-ils le quartier. C’était ceux-là qui l’intéressaient. Et parmi eux, elle élimina d’emblée ceux qui portaient un cabas, vide à l’aller, lourd au retour ; trop simple. Elle s’attacha aux déplacements de ceux qui avaient les mains libres. Pourquoi déambulaient-ils devant le café ? Quel mystérieux rendez-vous honoraient-ils ? Un galant, un kiné ? Une simple promenade ? Elle en dénombra trois qui passaient systématiquement alors qu’elle se trouvait là.

D’abord, elle leur inventa une vie, des objectifs, une famille, ou une absence de famille, des goûts et des dégoûts, des contraintes ou même des problèmes. C’est ainsi qu’elle passait le temps, au Bistrot du Portail, lorsqu’elle avait besoin de s’évader, en sirotant son café.

Jusqu’au jour où le tenancier des lieux lui demanda avec insistance ce qu’elle souhaitait consommer. Il devait juger qu’elle occupait son coin de table à moindre prix. D’abord surprise, elle ne réagit pas. Mais, quand le bonhomme enleva sa tasse et essuya la table d’un mouvement sec, elle réclama aussitôt un milkshake. « A la bonne heure ! » se réjouit le bistrotier. Une fois servie, elle poursuivit ses rêveries tranquillement.

Donc, cet homme à la carrure de rugbyman faisait quoi de sa vie ? Il rejoignait ses potes pour une belote ? Il allait remplir sa grille de loto au PMU ? Et la dame très chic, avec son petit sac à main et son carré Hermès, occupait son temps à quoi entre le moment où elle apparaissait à l’extrémité de la vitrine et celui où elle revenait en sens inverse ? Rejoignait-elle ses amies autour d’une tasse de thé ? Assurait-elle sa permanence à une association de bienfaisance ? Quant au jeune gars grand comme un jour sans pain et à la tignasse indomptable était-il joueur de batterie ou bien allait-il bouquiner à la bibliothèque du quartier ?

Le rugbyman était apparemment le plus régulier. Mélanie voulut en avoir le cœur net. Elle consulta l’heure de ses passages et constata qu’il était réglé comme un métronome. Cela l’inquiéta. Qui respecte l’heure avec une telle précision aujourd’hui ? Même la SNCF ne peut plus s’en vanter. Et si c’était lui qui avait remarqué sa présence régulière au Bistrot du Portail ? Pourquoi la surveillait-il ? A quel contrat obéissait-il ?

Angoisse !

Mélanie décida de prendre son temps de pause dans un autre quartier. Elle y trouverait certainement d’autres vies à imaginer.

 

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