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15 mars 2023

Crimée, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : Dans le romande Valentine Goby, « L'île haute », le petit Vadim, 12 ans, porte contre lui un almanach précieux. Au moment de passer la frontière, pour se cacher en Suisse, ce paquet encombrant est aussi un porte-chance dont il ne veut à aucun prix se séparer. Cette histoire m'en a rappelé une autre où le paquet encombrant est également un trésor pour celle qui le porte...

 Elle porte la petite sur sa hanche, tout en arpentant les rues d'un quartier déshérité du nord-est de Paris. Hors de question pour elle de passer toute la journée dans ce centre d'accueil où ça crie, ça pleure, ça se dispute... Alors, autant marcher. La petite accrochée à sa mère comme un petit animal regarde tout autour d'elle, avec ses yeux ronds comme des billes. Les passants, mais surtout les passantes, se retournent pour admirer cette petite bouille frisée.

Depuis deux jours, elle est sans domicile. Depuis deux jours, elle a quitté son compagnon, son amour d'adolescence qu'elle a en fait cessé d'aimer depuis longtemps déjà. Ensemble, ils avaient erré de squat en hôtel. Lui, chaque jour plus égoïste et irresponsable, passait ses journées à dormir après avoir fait le DJ toute la nuit. Alors n'y tenant plus, sans lui en parler d'avance, sans lui laisser de message, elle avait ramassé quelques affaires – les affaires de la petite surtout – les avait jetées dans un gros sac fourre-tout, avait pris sa gosse sur la hanche et s'en était allée.

Des deux jeunes parents, elle avait de loin la situation la plus précaire. Lui au moins, il avait sa famille en lointaine banlieue. Il pouvait retourner chez sa mère. Mais sa mère à lui ne voulait pas entendre parler d'elle. « Tu ne feras jamais rien de bon avec cette fille, quitte-la », lui assénait-elle.

Elle, 23 ans, brillante étudiante en lettres, rêvant de faire du journalisme, avait décroché de la fac, déjà bien avant la naissance de la petite. Logée en cité U, elle avait dû quitter sa chambre quand sa bourse ne lui avait plus été versée par son pays d'origine, un état d'Afrique subsaharienne. Il lui avait dit alors: Viens vivre chez moi, j'ai un studio. Ce fut peu après qu'elle s'était retrouvée enceinte. Lui s'était réjoui de devenir père et elle aussi, presque aussi vite. Mais ils ne pensaient pas à tout ce que ça représentait d'avoir un enfant quand on n'a pas de ressources et bientôt plus de domicile. Car sa mère à lui a vite cessé de payer le studio pour que son fils quitte cette fille qui n'était pas pour lui.

Ils avaient d'ab

roselyneMère africaine

ord dormi chez des potes qui, les uns après les autres, leur avaient fait comprendre qu'ils devaient trouver une autre solution. Lui s'était révélé bien peu présent comme futur père. Il disparaissait plusieurs semaines, la laissant se démener seule avec ses difficultés matérielles, dans le plus grand isolement. Petit à petit, elle avait perdu toutes ses amies de fac, sauf une qu'elle continuait à voir de temps en temps, mais à qui elle cachait sa véritable situation. Toutefois, elle se raccrochait à la vie qui poussait en elle.

Elle accoucha seule, à l'hôpital, de sa petite Bliss. Le père ne reparut qu'une semaine après la naissance, toujours aussi immature. Ils cohabitèrent quelque temps dans un hôtel miteux de Belleville. Il s'acquittait tout de même du prix de la chambre, mais pour le reste, elle devait se rendre aux Restos du cœur ou au Secours populaire. Il continuait à disparaître et à réapparaître sans prévenir.

Alors, il y a deux jours, avec sa petite sur la hanche droite et son gros sac fourre-tout à l'épaule gauche, elle est allée demander de l'aide aux services sociaux. Dans ce même bureau, elle avait déjà vu une assistante sociale, une sorte de Marie-Chantal qui voulait la renvoyer en Afrique et garder la petite. « Une fille comme vous a les moyens de ne pas avoir d'enfant contre sa volonté. Vous l'avez fait exprès, pour les papiers », lui avait-elle dit, en fin de non-recevoir. Heureusement, cette fois-ci, Marie-Chantal était partie en vacances et sa remplaçante était une jeune stagiaire, anarchiste et pleine d'empathie. C'était elle qui lui avait décroché une place à Crimée. « Si ça se passe mal là-bas, revenez-me voir », l'avait-elle rassurée, « car il paraît qu'à Crimée, c'est hard ». Crimée, une presqu'île ukrainienne dans la mer Noire, pensa la jeune Africaine cultivée.

 

Le centre d'accueil pour jeunes mères ou futures mères sans abri, est en réalité situé dans un quartier déshérité du XIXème arrondissement, rue de Crimée précisément. A la fois prison semi-ouverte et cour des miracles, c'est un grand bâtiment gris et sale, avec des barreaux aux fenêtres. Ses pensionnaires sont de toutes origines et parlent toutes les langues de la terre. Toutes y traînent leur vécu de misère, souvent bien plus terrible, si c'est possible, que celui de la jeune mère de Bliss.

Cris, crises de nerfs, échauffourées entre pensionnaires semblent être le quotidien du centre. Dans sa chambrée à quatre ou cinq, plus autant de bébés, cette première nuit, elle n'a dormi que quelques heures, entrecoupées de longues plages sans sommeil, à cause de la lumière allumée en pleine nuit, des pleurs d'enfant, des éclats de voix. La salle à manger et le hall sont vétustes et crasseux, malgré les successives couches de peinture. Elle ne peut trouver de repos nulle part. Encore moins dans la cour où se jouent, en tragi-comédie, tous les drames de la précarité ! 

Loin de trouver ici un peu de réconfort pour reprendre pied, elle prend conscience qu'il lui faudra se battre, avec sa fille, pour en sortir au plus vite.

Plus que jamais, elle s'accroche à la petite. Elle ne la quitte ni du regard ni d'une semelle, car déjà Bliss, à tout juste 11 mois, gambade d'un pas décidé, dès que sa mère la lâche un peu. Pas question pour elle de la confier à la garderie, avec les autres enfants de Crimée. La responsable de la crèche, une hommasse en survêtement et pantoufles, essaye de la convaincre d'y laisser sa fille. Elle sermonne qu'il est temps de couper le cordon, et comment va-elle faire toutes ses démarches avec un bébé dans les bras ? Mais la jeune Africaine ne lui fait pas confiance (quand on prend aussi peu soin de sa personne, comment peut-on prendre soin des enfants des autres ? pense-t-elle). Elle n'envisage donc pas une seule seconde de lui confier son plus cher trésor.

Et c'est ainsi qu'elle arpente les rues de l'est parisien, la petite sur sa hanche droite et son grand sac fourre-tout sur l'épaule gauche. Elle fera cela pendant plusieurs semaines, sans presque aucun contact avec ses compagnes d'infortune, échangeant seulement quelques, sourires et quelques paroles avec les habitants du quartier ; qui l'abordent surtout grâce à Bliss et à sa jolie frimousse.

 

Enfin, au bout de quelques semaines, elle décrochera une place dans une maison maternelle de l'Armée du Salut, place obtenue au prix d'une lettre de motivation et d'un entretien de sélection. Dans cette nouvelle maison, elle entreprendra sa lente reconstruction, accédera à un emploi et pourra envisager de reprendre ses études. Elle avouera, bien des années plus tard, qu'elle avait parfois songé à se supprimer avec sa fille. Mais la joie de vivre de Bliss et le bonheur qu'elle lui donnait l'auront plusieurs fois retenue de passer à l'acte.

Ce récit repose sur l'histoire vraie de Léonora Miano, une romancière franco-camerounaise, couronnée de plusieurs prix littéraires qui, en 2022, soit environ vingt-cinq après, publiera le récit de son expérience de toute jeune mère dans « Stardust ». Elle y écrit, dans le prologue : « Ces pages sont dédiées à ma fille et à ma grand-mère maternelle. Leur amour, leur confiance furent mon armure et ma boussole».

 

 

 

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