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21 mars 2023

L'attachement entre deux êtres différents, avec Flush de Virginia Woolf, piste d'écriture

Flush est un jeune épagneul élevé à la campagne. On l’offre à Miss Barrett, une poétesse malade, qui ne peut guère sortir. Un lien fort s’établit entre eux, malgré leurs habitudes si différentes.

Tout d’abord la tension fut insupportable. Les jours d’automne venteux, alors que les perdrix devaient s’égailler dans le chaume, Flush ne pouvait s’empêcher de courir à la porte le poil hérissé. Pourtant lorsque Miss Barrett le rappelait, lorsqu’elle posait sa main sur son collier, il ne pouvait nier qu’un autre sentiment, pressant, paradoxal, désagréable – il ne savait comment le définir ni pourquoi il s’y pliait – le retenait. Il s’allongeait à ses pieds. Se résigner, maîtriser, refouler les instincts les plus violents de sa nature – telle fut la première chose que lui enseigna le huis clos de la chambre et la leçon se révéla des plus difficiles ; nombre d’érudits ont appris le grec avec plus de facilité – nombre de batailles ont été gagnées qui ne coûtèrent pas même moitié de peine à leurs généraux. Mais aussi c’était Miss Barrett qui lui faisait la leçon. Flush sentait qu’entre eux, à mesure que les semaines passaient, il existait un lien, une tension douloureuse et pourtant exaltante ; de sorte que si son plaisir à lui devait être sa souffrance à elle, alors son plaisir n’était lus du plaisir mais pour partie une souffrance. Cette vérité se vérifiait tous les jours. Quelqu’un ouvrait la porte et lui siflait de venir. Pourquoi ne sortirait-il pas ? L’air et l’exercice lui manquaient ; à force d’être allongé sur le sofa, il s’était ankylosé. Il ne s’était jamais tout à fait habitué à l’odeur de l’eau de Cologne. Mais non – bien que la porte soit ouverte, il refusait de quitter Miss Barrett. Il hésitait à mi-chemin et revenait sur le sofa. « Flushie, écrivait Miss Barrett, est mon ami – mon compagnon – et il m’aime plus que le soleil qui brille dehors. » Elle ne pouvait pas sortir. Elle était rivée à ce sofa. « L’histoire d’un oiseau en cage ne serait pas plus triste » que la sienne, écrivait-elle. Et Flush, à qui le monde s’offrait librement, préférait renoncer à toutes les odeurs de Wimpole Street pour rester allongé près d’elle.

Et pourtant parfois le lien était sur le point de se rompre ; des failles se faisaient jour au cœur de leur complicité. Parfois ils restaient à se dévisager, plongés dans la plus parfaite surprise. Pourquoi, se demandait Miss Barrett, est-ce que Flush se met soudain à frissonner, à gémir et se dresse sur ses pattes, l’oreille aux aguets ? Elle n’entendait rien ; elle ne voyait rien ; il n’y avait personne d’autre dans la chambre. Elle ne pouvait se douter que Folly, la petite épagneule king-charles de sa sœur, était passée devant la porte ; ou qu’au sous-sol un valet avait donné un os de mouton à Catilina, le limier de Cuba. Mais Flush le savait ; il entendait ; il était tour à tour saisi par le désir et l’envie. Bien qu’elle eût l’imagination d’un poète, Miss Barrett ne pouvait deviner ce que le parapluie de Wilson signifiait pour Flush ; quels souvenirs il évoquait en lui de forêts, de perruches et d’éléphants qui barrissent (…).

Flush était tout aussi impuissant à comprendre les émotions de Miss Barrett. Elle restait là des heures durant à faire glisser sa main sur une page blanche, une baguette noire entre les doigts ; et ses yeux se remplissaient soudain de larmes ; mais pourquoi ? « Ah, mon cher Mr. Horne, écrivait-elle, c’est alors que ma santé m’a trahie… » (…)Mais il n’y avait nul bruit dans la pièce, nulle odeur qui puisse faire pleurer Miss Barrett. Ou encore, Miss Barrett, qui continuait de laisser courir sa baguette, éclatait de rire. Elle avait dessiné « un portrait assez précis et parlant de Flush, qui me ressemble de manière assez drolatique » (…) Qu’y avait-il d’amusant dans la tache noire qu’elle montrait à Flush ? Il ne sentait rien ; il n’entendait rien. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Le fait est qu’ils ne pouvaient communiquer par les mots et cela entrainait d’immanquables méprises. Cela ne créait-il pas aussi toutefois une complicité particulière ?

 

Virginia Woolf, Flush, biographie, traduit de l’anglais par Catherine Bernard. Folio 7142

 

Ce texte met en lumière, avec humour, l’amour, l’attachement, la tendresse, la tolérance entre deux êtres différents. Leurs différences tour à tour accroissent leur éloignement et les rapprochent. L’alternance entre les deux points de vue est savoureuse. Leurs expériences mutuelles par moments déteignent l’une sur l’autre.

Mettez en scène une telle relation ; deux êtres attachés l’un à l’autre, mais portant sur la vie un regard, une sensibilité, différents.

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