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23 mars 2007

Carnalevare, carnelevare, par C. Menahem Lilin

Carnalevare, carnelevare…

 

Carole Menahem-Lilin

 

 

Cette année là, la curiosité m’avait porté loin de mes circuits habituels ; dans la brume, j’égarai ma route. La lune était dans son dernier quartier et la nuit tombait vite. A défaut de trouver une grange ou une cabane de berger, je devrais me contenter d’un buisson pour la nuit, me disais-je en frissonnant, quand un charretier s’arrêta et me fit signe de monter à ses côtés. « Où vas-tu, Compère ? » demandai-je, soulagé, en m’installant sur le siège. « A Carnelevare », me dit-il. « Y aura-t-il là-bas de quoi manger et dormir ? » Il me regarda avec malice, et eut une sorte de ricanement : « ça, pour la ripaille, tu ne pourras pas te plaindre… Mais, pour ce qui est de dormir… je ne te le conseille pas. Tu pourrais te retrouver découpé en tranches, transformé en beignets ! » A nouveau ce ricanement. Je voulus descendre : le bonhomme me paraissait ivre, trop pour faire un bon compagnon. Mais déjà il avait fouetté ses bêtes, qui partirent en un train d’enfer, bien inhabituel pour ce type d’équipage. Le chemin, inégal, serpentait entre de grosses pierres, et je me serais rompu le cou en sautant maintenant. Je résolus d’attendre qu’il ralentît. L’étrange personnage s’était dressé sur son siège et chantait, d’une voix de fausset : « Belle lune, ronde lune, nous te payerons, nous t’aplatirons, nous te mangerons, et nos récoltes en cohortes, tu assureras ! Carnelevare, Carnelevare, Sépare-toi de ta chair ! » Il criait, il huchait, et me rendit presque sourd avec son chant. De temps à autre il se tournait de nouveau vers moi et me dédiait son ricanement.

 

Je m’étais déjà trouvé dans des situations dangereuses ; mais rarement aussi fantastiques que celle-là. Je raisonnai cependant pour me rassurer : nous étions fin février, la période de carnaval avait dû commencer par ici. Dans ces campagnes, c’est un moment de folie qui dure plus de sept jours, durant lesquels on fait ripaille avant le Mercredi des cendres et le Carême. Le curieux bonhomme qui m’avait pris dans son chariot devait être l’un des masques, et il avait dû s’enivrer hors de propos. S’il ne nous rompait pas le cou, il finirait bien par s’arrêter.

 

 

En cet an de grâce 1650, j’avais vingt-deux ou vingt-trois printemps. Après une enfance misérable, j’avais réussi à apprendre à lire, à écrire et compter, et pu ainsi racheter ma liberté : j’étais devenu colporteur. Dès que le temps le permettait, je parcourais les chemins de campagne, mon grand sac sur le dos. Je vendais des rubans, des mouchoirs, des almanachs, ces petites publications mal imprimées mais qui, pour deux sous, outre l’avancée des mois et les phases de la lune, reprenaient contes, fables, remèdes et pronostications… Je portais aussi dans ma musette quelques titres de

la Bibliothèque

bleue, « Les Quatre fils Aymon », « Huon de Bordeaux » ou  des Catéchismes. Par grand froid ou pendant les fortes pluies, je m’installais dans un bourg quelconque et faisais écrivain public. C’était une existence vagabonde et précaire, mais je n’étais pas malheureux, loin de là ; j’étais encore jeune et avide de voir le monde. Ce soir là toutefois, ma curiosité m’avait jeté dans une traverse malvenue !

 

 

Nous parcourûmes en trombe je ne sais combien de lieues, avant que le charretier ivre ne décidât, en en forçant les portes, de traverser le village de Carnel. L’abord en était pourtant défendu par de grands personnages à la carrure impressionnante, au visage mâchuré de cendre, et qui se mirent à nous poursuivre, nous bombardant de boue. Le chariot n’en continua pas moins son trajet jusqu’à la place centrale, très blanche, parfaitement ronde. J’étais dérouté par l’étrangeté du lieu : les maisons étaient bien plus hautes que celles auxquelles j’étais accoutumé, et toutes serrées les unes contre les autres, au point que leurs toits en tuiles bosselées paraissaient n’en faire qu’un. Pour circuler dans leur masse compacte, il fallait emprunter des arcades ou des passages étroits qui creusaient directement sous les étages. Nombre de ruelles couraient ainsi sous les maisons..

 

Ce soir là un grand feu illuminait la blancheur de la place. Mon dément de charretier faillit m’y précipiter quand, dans un grand « han ! », il me jeta hors de son véhicule, avant de repartir dans un bruit de tonnerre. La plupart de nos poursuivants renoncèrent à le rattraper, pour se rabattre sur moi. Ils me saisirent qui par les bras, qui par les pieds, s’amusèrent un temps à me lancer entre eux, avant de me jeter dans un grand tonneau de mauvais vin. Heureusement, mon sac de colporteur avait atterri à mes pieds lors de ma chute, et ne me suivit point dans mon bain forcé.

 

Au demeurant, ces grands fous n’étaient pas si mauvais drôles qu’ils ne paraissaient, et après m’avoir copieusement roulé dans la lie, ils me sortirent de là en riant et jurant, et me firent asseoir près du feu, à la tablée commune. Je sentais désormais fortement le Bacchus et ne dépareillais pas dans cette assemblées de loqueteux, de travestis et de costumés en tous genres, tous plus éméchés les uns que les autres. Je vis une chèvre humaine, deux étranges figures coiffées de fourches, un homme bossu qui jouait une cantinière à soldats, un autre, jeune, une vieille maquerelle. Les autres étaient vêtus le devant derrière, et les femmes étaient nippées comme leurs arrière-grand-mères. Les visages étaient striés de noir ou peints, mi-craie, mi-boue. Les flûtes, les fifres et les tambourins résonnaient, lancinants. Des gens dansaient sur la table, d’autres faisaient la culbute en dessous. Tout cela au milieu des caquètements des poules, des aboiements des chiens et des plaintes de l’âne.

 

Mes agresseurs, que j’appris être des Paillasses, avaient pour mission de protéger le village de tout élément non initié Ceux qui se risquaient dans les rues sans leur aval recevaient le baptême du vin et de la boue, comme je l’avais subi moi-même. C’étaient des colosses aux abdomens imposants, aux épaules rembourrées de paille ; ils en avaient particulièrement après les « Beaux », qui avec leur costume immaculé avaient l’honneur de représenter sa Majesté

la Lune

dans sa plénitude. Tandis que ceux-ci se pavanaient, les Paillasses firent irruption une fois de plus et aux cris de : « Noircissons-les, noircissons-les, carnelevare ! », ils en encerclèrent un et le maculèrent de poussière, lui arrachant des cris de désolation… Cependant tous les autres Blancs s’étaient échappés, et, du haut des toits, multipliaient les saluts narquois.

 

Sur ces entrefaites survint immense, monté sur des échasses et mitré de violet, un évêque aveugle ; puis

la Justice

qui trébuchait, portant sa balance de pharmacien à la main. Derrière eux, venait une petite Mort au visage d’argent, fort gracieuse ma foi sous sa cape de noirceur, et qui élevait fièrement une faux en forme de croissant de lune. Son pas était dansant et, parmi les paillasses agités, travestis avinés et animaux humains, elle paraissait un miracle de légèreté. Elle dut remarquer mon regard admiratif, car elle me rendit longuement le sien – de velours noir dans son visage blanc – et se retourna plusieurs fois vers moi avant de disparaître, avalée par la nuit.

 

 

On m’avait donné asile dans la salle commune de l’auberge. Comme d’autres voyageurs retenus là, je m’étais endormi sur l’une des tables transformées en lit.

 

Ce fut, quelques temps avant l’aube, la petite Mort qui me réveilla. Son visage lunaire tout proche de ma joue, elle soufflait vers moi son haleine à la groseille. Lorsqu’elle vit que j’ouvrais les yeux, ses lèvres argentées s’écartèrent sur un sourire mutin. Elle ne devait pas avoir plus de quinze ans, elle était à la fois assurée et fragile. Cependant j’avais du mal à la contempler, tant le blanc de sa peau, tranchant sur le noir de ses vêtements, m’éblouissait.

 

« Viens ! » me dit-elle. Elle m’entraîna dehors, où un fifre isolé jouait seul, sous la lune déclinante. Puis elle se mit à danser, me tendant les mains pour mieux, d’une pirouette,  m’échapper. Elle riait, d’un rire argentin, presque enfantin, qui me fit mal. Peut-être parce que je sentis, à ce moment là, combien ma propre enfance avait été misérable. Dès nos neuf ans on nous avait mis au travail, ma cousine Marie-Lune et moi. Nous avions passé nos jeunes années dans la puanteur des fumées, à trier les vieux chiffons que d’autres faisaient cuire, avant de les transformer en pâte à papier. C’était un miracle que j’en fusse sorti à peu près en bonne santé. A treize ans j’avais appris à lire et à écrire, sous la férule d’un ouvrier imprimeur qui m’avait remarqué. Grâce à lui, j’avais pu sortir du trou… Cousine Marie-Lune, elle, était décédée en crachant du sang. Et voilà que cette petite Mort, au visage d’un blanc de craie, à peine plus âgée que nous ne l’étions alors, m’entraînait pour jouer avec elle, dans les vapeurs pâles…

 

Plus la lune déclinait, plus ma fantasque danseuse bondissait, se rapprochait, s’esquivait, dans une sorte de folie qui ne me laissait plus de repos. J’étais en sueur, mais je ne voulais pas la perdre. Il me semblait que, malgré ses rires elle avait peur ; qu’elle m’appelait sans mots ; et qu’il fallait que je la protège, que je la retienne … moi qui avais failli à retenir Marie-Lune autrefois.

 

Au moment où l’aube étendit sur nous son voile gris, alors que j’allais enfin saisir la mince danseuse entre mes bras, il y eut un grand cri, et un médecin ridicule s’élança sur nous. Il était vêtu d’une robe noire et arborait le masque au long nez censé protéger, aux temps d’épidémie, les médicastres de la peste. Il tenait à la main une seringue à lavements démesurée, toute remplie d’un clystère répugnant. Il la braqua contre ma gentille cavalière qui, effrayée, s’enfuit en sautant et en poussant de petites. Le quidam la poursuivit. Lorsque je voulus leur emboîter le pas, d’autres échassiers noirs au bec blanc m’entourèrent. Leurs seringues claquaient ; leurs perruques, sur leurs têtes décharnées, volaient au vent. Ils me menacèrent.

 

Découragé, je fis demi-tour et allai me réfugier près des braises mourantes du feu.

 

 

Je voulus reprendre ma route plus tard dans la matinée ; mais il s’avéra que c’était impossible, ou du moins que ce n’était point permis. Je faisais partie des Carnavaleux à présent, me dit-on, j’étais initié. Encore deux jours de fièvre ; après-demain, ce serait la nouvelle lune, Mardi Gras et l’exécution du Roi Carnaval. Alors seulement je serais libre de m’en aller.

 

Et ainsi, dans une oisiveté forcée, errai-je à travers ce village circulaire, aux passages couverts, aux rues étroitement enchâssées aux maisons. Le temps paraissait inversé : le jour, on dormait jusque tard, et on se cadenassait dans sa demeure ; la nuit, on festoyait. Le jour était le règne de l’insécurité ; des bandes de masques erraient, faisant le charivari devant les maisons où résidaient de jeunes beautés. Au crépuscule Le Bouc,

la Maquerelle

, le Médecin et

la Justice

frappaient aux portes en criant qu’on leur donnât rançon carnaval, et on s’empressait de déposer dans leur panier victuailles et bouteilles. Mais, la nuit tombée, tout s’aplanissait ; sur les tables dressées en plein air, offertes à tous,  s’étalaient les provisions ramenées par les masques, gâteaux, tourtes, pains, tandis que la soupe à la viande bouillonnait sur le foyer de la place et que le vin coulait à flots. C’était, pour ces gens d’ordinaire frugaux, une débauche insolite, une extase de tous les sens, avant la privation obligatoire du carême.

 

Durant ces deux jours, je ne fus pas à plaindre : je vendis quelques almanachs et presque tous mes rubans, quelques peignes aussi. Surtout, je mangeai, dansai et bus à profusion.

 

J’étais mélancolique cependant, comme si mon enfance perdue m’avait pris parla main. Ma danseuse lunaire me regardait de loin, de ses prunelles tristes, liquides ; mais dès qu’elle faisait mine de vouloir me parler, les médecins surgissaient – et de leurs grandes ailes noires, nous séparaient.

 

La petite Mort ne s’en désolait pas longtemps. Elle avait la légèreté des adolescentes, et elle courait et tournoyait entre les bras des cavaliers qui lui étaient permis, au son lancinant des flûtes. D’autres filles me donnèrent la main ; mais d’entre toutes, celle qui m’était défendue était la plus envoûtante et j’avais du mal à détourner d’elle mon regard. Pas une seule fois je ne la vis autrement qu’affublée de noir et maquillée de céruse. Pas une seule fois elle ne me parut réelle. Et pourtant ses rires, ses petits cris, ses rares paroles dites d’une voix essoufflée, résonnaient directement à l’intérieur de ma poitrine – réveillant le chagrin et la joie, réanimant une tendresse longtemps interdite.

 

            

 

Le dernier jour arriva l’Ours, ou plutôt Compère l’Ourson, mené par son montreur. Il avait des chaînes aux pieds et devait pourtant danser au son des tambours, faire des culbutes et promener les enfants sur son dos. En son honneur, le village s’anima dès midi et les fifres retentirent de plus belle, le faisant tournoyer jusqu’à l’étourdissement. Pour finir, de grands rires épuisés s’échappèrent de dessous la fourrure, et le dresseur s’écria : « Victoire, victoire ! L’Ourson rit. L’Ourson est redevenu humain ! » Alors, des enfants et des jeunes filles l’entourèrent, s’accrochèrent à lui et le dépouillèrent de son manteau de poils, pour faire émerger un homme en chemise. Le barbier acheva de le débarrasser de son poil hirsute d’Homme Sauvage. Et on le fêta comme l’ancêtre des bois venu à la civilisation. Et du haut de sa taille gigantesque – il nous dépassait tous d’au moins une tête – il souriait à son montreur, d’un sourire un peu niais, mais très doux. On le laissa dormir, roulé en boule sur sa fourrure tombée.

 

Il y avait de toutes façons beaucoup de choses à faire, car le soir même on exécuterait Carnaval, et il fallait auparavant le juger. Tout un tribunal siégeait déjà sur la place. On ne savait pas encore quel nom porterait l’énorme pantin d’osier, qui pour le moment trônait au-dessus de l’estrade. Qui, à travers lui, serait symboliquement brûlé ? Les avis cette année étaient trop partagés, et on décida de faire comparaître devant le Tribunal les différents accusés putatifs. Les travers des puissants des alentours, maire, prêtre, médecin, meunier… furent étalés là, à cette tribune carnaval. Les convoqués se prêtaient à la farce avec une bonne humeur forcée. Pour quelques heures, les humbles étaient devenus puissants, et ils usaient de leur pouvoir avec force rires, mais le plus souvent avec subtilité. De ma place à l’écart je m’émerveillais de cette libéralité, qui jusqu’alors m’avait été inconnue.

 

Mais le ton s’aggrava quand ce fut le tour de

la Mort

d’être jugée. Sous les traits de ma petite amie au visage lunaire, on l’amena sur l’estrade avec brutalité. Elle, qui jusque là avait toujours semblée si gracieuse, si sûre d’elle, m’apparut apeurée et diminuée ; comme pâlie aussi, presque floue. Je ne l’avais encore vue que dans la nuit, dans une obscurité parcourue de flammes qui la faisait scintiller. Sous la lumière trop directe de ce bel après-midi, les yeux cerclés de noir, elle tremblait.

 

            

 

Il y avait de quoi. Réunis par leur soudaine animosité, tous les individus présents se dressèrent autour d’elle, notables, commerçants, paysans, femmes, mendiants… même les enfants s’étaient mis de la partie et la désignaient du doigt. Plus terribles que tous, les médecins dressèrent au-dessus d’elle leur silhouette noire d’échassier. « Petite Mort, nous t’accusons de te moquer de nos remèdes, et d’apparaître en des lieux et à des heures inconnus de nous. Tu nous nargues depuis trop longtemps. Nous te condamnons! »

 

A ces mots, il y eut des huées. A peine s’étaient-elles calmées que la grande Justice se dressa. Sa balance tremblait dans son poing. « Petite Mort, fit-elle d’une voix chevrotante, je t’accuse de ne pas tenir compte de mes avis, et d’être prisonnière de tes sentiments. Je te voulais impartiale, je t’ai vue insouciante, égoïste, amoureuse, cruelle. Je te condamne ! » Des « Hou, hou ! » et des « A mort,

la Mort

! » s’ensuivirent.

 

« Je ne suis pas celle que vous croyez, plaida la jeune fille éplorée. Je ne porte pas le nom que vous me donnez. Je suis celle qui multiplie ce que vous avez divisé et semé, celle qui ne disparaît que pour renaître… » Un silence tendu accueillit ces paroles énigmatiques. Un peu rassérénée, elle poursuivit : « Oui, vous m’accusez à tort. Mais je comprends que vous vous y soyez trompée, à vos yeux nous nous ressemblons… Et puis je ne suis qu’une novice encore,

La Grande

Lune

, ma grand-mère la brillante, m’a envoyée chez vous pour connaître les mœurs des hommes. Elle m’a dit : ‘Va, et apprends leur folie, sois leur passion et leur grâce’. C’est ainsi que je me suis retrouvée sur terre… Et depuis j’erre, cherchant son reflet en vous et ne le trouvant pas… » « Menteuse !, hurlèrent

la Maquerelle

et le Bouc. Nous avons vu que depuis que le colporteur est arrivé parmi nous tu ne le quittes plus du regard. Depuis, ton regard s’est fait lointain… » Il y eut un silence. Puis : « Oui !, approuvèrent quelques jeunes hommes. Nous t’accusons de n’être plus à nous. Nous t’accusons d’être devenue indifférente. Nous savons que tu es la fin de toutes les vies, Petite Mort. Mais nous refusons que nous sois indifférente, que tu nous achèves sans un regard. »

 

La jeune fille s’était mise à pleurer, tandis que tous se rapprochaient d’elle, menaçants. La peur se mit à monter en moi aussi. Je soupçonnais que ce qui se déroulait sur la scène du tribunal n’était plus une simple farce. « Ecoutez !, criai-je. Cette jeune fille joue, elle n’est pas responsable de ce dont vous l’accusez… » Ils se tournèrent vers moi, ricanants. « Ah ?, firent les médecins. C’est ce que tu crois, grand fou ? Nous t’avons mis en garde pourtant. Nous t’avons protégé… » « Laissez-la ! », répétai-je, sans tenir compte de leurs remarques, ni du hourvari ironique qui gonflait autour de moi : « Il est amoureux de

la Mort

! Hou, hou ! Hou, le nigaud ! ».

La Justice

vrillait sur moi ses yeux sarcastiques. Elle leva la main pour réclamer le silence. « Eh bien, colporteur, si nous laissons

la Camarde

, acceptes-tu de te charger d’elle ? » demanda-t-elle ironiquement. « Oui ! criai-je. Si c’est là ce que vous demandez pour la laisser partir… »

 

Tout en parlant, je m’étais rapproché de l’estrade. L’assistance s’était écartée pour me laisser le passage. Il y eut des quolibets et des ricanements de bouc, des : « Hou, le nigaud, il va l’emporter dans son sac, il va se la pendre au cou ! » - mais les derniers mots, les derniers cris s’éteignirent quand je saisis la main frissonnante de la petite accusée. Ses doigts étaient froids et fragiles comme de l’eau. Mais ses grands yeux noirs papillonnaient dans ma poitrine.

 

 

« Tu ressembles au feu et au ciel, dis-je. Tu ressembles à ma cousine disparue il y a longtemps. Tu es mon enfance revenue. » Je pouvais lire dans ses yeux : l’épouvante s’y mêlaient à l’émerveillement « Epouse-moi ! me supplia-t-elle. Ou ils m’enfermeront et me découperont, ils me priveront de lumière, et ce qu’ils me feront sera pire que la mort. Epouse-moi. » « Oui », dis-je.

 

Plus une protestation n’émanait de l’assemblée soudain grave.

La Justice

s’avança vers nous et lia nos mains, le faux Evêque nous bénit à l’envers. Après cette parodie de mariage on nous escorta, avec les plus grands égards mais aussi la plus grande hâte, hors du village.

 

 

 

A la croisée des routes, le charretier fou nous attendait. « Ah, je savais bien, ma Demoiselle, que je vous ramenais le bon gars. C’était lui, n’est-ce pas, qu’il vous fallait ? Il vous a tirée de là ! » cria-t-il à ma petite épouse, de sa voix avinée. Il avait mis sa carriole en travers de notre chemin. « Venez, ma princesse lunaire, je vous ramène là-haut. » « Non, pas maintenant », répondit-elle. Me saisissant la main, elle me fit quitter la route pour prendre à travers champ. « Venez, Demoiselle ! insistait-il. Celui-là a rempli son office, on peut le mettre au rebut ! Il fera de la bonne farine ! D’excellents beignets ! » Tremblante d’indignation, elle se retourna alors et lui cria : « Non ! Celui-ci est mon époux, je le garde. » « Mais votre grand-mère… » fit-il, suppliant presque. « Elle attendra ! » répliqua-t-elle. Saisissant ma main, la jeune fille se mit alors à courir – et moi je dus la suivre. A mesure que  nous nous éloignions du village, elle paraissait prendre plus d’assurance et de légèreté. Je sentais mon cœur s’alléger lui aussi, et chanter d’allégresse.

 

Ce ne fut donc pas par essoufflement, mais parce qu’elle l’avait décidé, que dépassant le couvert des arbres, elle s’arrêta en bordure de ruisseau. Au-dessus de nous, la lune dans son dernier quartier faisait un demi anneau, qui se reflétait dans l’eau. La jeune fille tendit son doigt, qui scintillant sur l’onde noire, vint compléter l’anneau. « Voici ma bague, dit-elle. Prends-la ! » Emu, je tendis la main au-dessus du courant, n’osant le toucher, n’osant troubler le prodige. « Prends-la, voyons ! » répéta-t-elle, rieuse. Alors je fis pénétrer mon annulaire dans l’eau, et la bague brillante s’y inséra, froide et légère comme la lumière ; présente et forte, cependant, ainsi qu’une étreinte. « Voilà. Tu es mon époux à présent », murmura ma compagne. Elle me saisit le poignet et me ramena sous le couvert des frondaisons. Dans l’obscurité, j’entendis le bruit soyeux d’étoffes qu’on ôte, puis je sentis sur mes lèvres son souffle fleurant la groseille. « Viens ! » dit-elle encore. Et elle m’enlaça de ses bras frais, de son étreinte d’eau.

 

Plus tard, bien plus tard – il me sembla que ces quelques heures avaient duré une éternité – elle murmura : « Je devrai partir, hélas ! Souviens-toi de moi et quand ton cœur chantera, je reviendrai près de toi. » J’étais à demi endormi lorsqu’elle me chuchota cela ; et tout à l’euphorie du moment, je ne la crus pas.

 

Pourtant, quand je m’éveillai au matin, je ne serrais plus contre moi qu’une ombre, à l’enfantin masque lunaire mi noir, mi blanc. Ce fantôme ne respirait plus... Mais quand je voulus aller chercher du secours… quand je le soulevai dans mes bras pour franchir le ruisseau… il m’échappa et, léger comme un souffle, s’en alla glisser dans le courant.

 

Dire que je pleurai n’est rien. J’avais trouvé mon âme – pour la perdre aussitôt. Je me sentais réduit à la moitié de moi-même.

 

 

En peine, j’errai durant des jours et des semaines. A mon doigt, l’anneau pesait et me faisait mal. C’était le seul témoignage de ce que j’avais vécu, le seul signe de sa vérité. « Peut-être devrais-je l’ôter, me disais-je parfois, et oublier. » Mais non, je ne le voulais pas.

 

Il y eut d’autres villages, d’autres peignes et rubans, d’autres jeunes filles rieuses qui croisèrent ma route. Les voir me faisait souffrir et tressaillir. Mais aucune ne m’appelait du fond de la poitrine, comme ma petite épouse perdue.

 

Cependant l’année accomplit son parcours et un soir, il y eut cette musique de flûte dans les rues circulaires ; les premiers masques firent leur apparition. Plus de paillasses cette fois, plus de médecins au long bec, mais des visages blancs cerclés de noir, et une musique irréelle… Malgré sa blessure, mon cœur se mit à chanter, une drôle de petite chanson, endeuillée et gaie à la fois.

 

Et alors, soudain,

la Disparue

fut là à nouveau, marchant à mes côtés. « J’ai achevé mon année, me dit-elle. Et je reviens puisque tu m’as appelée… J’ai eu bien raison de t’aimer, tu ne m’as pas oubliée ! Tu sais, moi aussi j’ai eu bien du chagrin. J’ai accompli douze fois le cycle entier de la lune. Grand-mère ne voulait pas me laisser partir. Je lui ai dit : ‘Je suis morte et j’ai ressuscité douze fois déjà, cela suffit, n’est-ce pas ?’ Grand-mère ne le pensait pas. Elle me disait que j’étais son héritière la plus douée. La vérité est qu’elle aime avoir tout son monde autour d’elle, vois-tu… Sans y croire, je l’ai menacée de grandes marées et de récoltes désastreuses ; elle ne m’a pas écoutée. Avec plus de conviction, je lui ai prédit que je rendrais folles de désir toutes les mariées, ferais danser les accouchées, marcher les hommes tête en bas et pieds en l’air… Elle s’en moquait. Alors j’ai dit que je blesserais tous les cœurs du même amour, que j’imposerais le même chant sur toutes les lèvres… Alors là, elle m’a écoutée. Elle a fini par accepter que je revienne – si tu m’appelais. Et tu m’as appelée ! J’ai tant d’autres cousines plus raisonnables pour prendre ma place, de toute façon ! »

 

 

Eberlué, je la regardais. Elle paraissait plus réelle, et plus jeune encore que dans mon souvenir. « Mais toi, qu’en penses-tu ? reprit-elle avec un léger vacillement dans le regard. Me veux-tu encore à tes côtés ? N’es-tu pas fatigué à l’avance de moi ? Je ne sais pas du tout comment je me comporterai, sais-tu ? Je n’ai pas encore bien compris ce que c’était, que de vivre parmi les hommes… Et puis, peut-être qu’un jour je regretterai de n’être pas restée là-haut, pour régler et dérégler vos saisons et pour souffler sur vous un peu de cette folie douce, de cette sagesse folle, dont j’avais menacée Grand-mère… »

 

Son parfum de groseille montait à mes narines, sa voix jouait dans ma poitrine. La gratitude me fit trembler. « Marie-Luna, Lunellita, murmurai-je. Lunella, Marie-Luna », répétai-je, jusqu’à chanter. Et je l’entraînai avec moi dans une danse ivre, une extase sauvage. Elle riait. Elle criait que j’avais deviné son nom, son nom caché. Elle sentait l’eau et la groseille, l’étoile et la myrrhe. Elle était ma ressuscitée du Carnaval, mon hostie tiède. Elle était un peu de ciel mortel blotti entre mes bras.

 

 

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