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1 avril 2007

Rêveuse, par Carole Menahem-Lilin

Texte inspiré par  "Julie rêveuse", toile de Berthe Morisot

 

 

Je passais souvent devant ta maison cette année là. Derrière les grilles noires, les arbres fruitiers balançaient, et toi, assise à la longue table ou sur le banc, désoccupée, tu rêvais. Tu avais de longs cheveux couleur de miel. Je n’aurais su dire la teinte de tes yeux, tu étais trop éloignée pour cela, et d’ailleurs tu ne me regardais pas – mais je les imaginais dans un même halo doré. Immanquablement tu portais l’une de ces longues robes blanches, aux manches gonflées comme prêtes à s’envoler, que l’on n’ose exposer aux déchirures, aux salissures, aux risques de la vie ; et si tu demeurais si tranquille, comme absente, c’était la robe peut-être qui te l’imposait. Voilà en tout cas ce que moi je pensais. Je pensais aussi qu’il m’aurait été doux de me tenir comme toi, oisive et aux aguets, si je l’avais pu. Mais il n’en était pas question.

Nous avions sensiblement le même âge, seize ans ; mais moi je travaillais déjà. Cette année là je faisais porteuse de pains, j’allais de maison en maison avec les miches et les brioches dans mon panier ou ma hotte d’osier. Jusqu’à la fin de l’hiver j’avais dans une blanchisserie, c’était autrement éprouvant, vapeurs chaudes et odeurs froides, j’en avais la peau des doigts qui se détachait. Non, ce printemps là j’étais heureuse, vraiment ; et même quand il pleuvait, j’allais mes petits pas en chantonnant entre les flaques et les pavés.

Seulement quand il pleuvait je ne te voyais pas (ou bien de si loin, visage blanc et flou à une fenêtre). Et quand je ne te voyais pas, assise languide sous les arbres ou dans la danse bleue des iris, ma journée n’était pas complète. Elle avait beau m’apporter toutes sortes de gaietés, d’événements rassurants ou inattendus, elle gardait un aspect inachevé, irritant.

Autour de toi cela s’agitait : une adolescente plus jeune et une servante cueillaient les cerises et les pommes, l’une grimpée à une échelle tandis que l’autre, dans son bras replié, maintenait le panier. Toi, tu les regardais sans faire mine d’aller les aider.

Ou bien la cuisinière venait s’installer à la table pour écosser les pois, éplucher les haricots. Là, parfois tu prêtais la main ; une longue main nonchalante et lente.

Ou encore c’était ta mère, en blouse bleue de peintre, qui installait son chevalet dans le jardin, tournée vers toi. Elle était aussi brune que tu étais pâle. Vous vous ressembliez pourtant : la même mine concentrée, le même sérieux replié sur lui-même ; comme s’il craignait qu’on ne vînt l’interrompre, et le tourner de force vers les tracas du monde. J’entendais ta mère qui te parlait doucement ; elle ne te contraignait pas. Toi tu modifiais un peu ta pause, à peine Tu devais être bien jolie sur ces toiles ; tu paraissais flotter à la pointe du jour.

 

 

 

Pourquoi est-ce que je m’intéressais tant à toi ? Je ne le savais pas. J’aurais dû être repoussée par ta condescendance, par ton retrait devant les choses humaines, qui moi me requéraient toute. Mais non : tout ce qui te concernait me donnait de la joie ; du « goût », comme on dit par ici, du goût à la vie. Et lorsque je repassais dans l’après-midi, je m’attardais à écouter le piano résonner sous tes doigts ; tu choisissais des airs rêveurs et clairs qui te ressemblaient ; ils s’échappaient parfois en boucles et remous désordonnées, des cascades de notes qui évoquaient ta chevelure.

Je savais que c’était toi qui jouais car on en parlait dans tout le village : la fille de la peintre ; la musicienne ; oui, vous savez, cette demoiselle qui n’est bonne à rien, sinon à son piano. Pas demain la veille qu’on la marierait, celle-là, concluait-on.

Moi, je savais que tu étais utile à bien des choses : à faire tournoyer les papillons, à envoûter les pollens ; et à éveiller les oiseaux endormis de mon cœur. Ils se mettaient à voleter dans ma poitrine, ils allaient par ici, ils se cognaient par là, ils voulaient, ils voulaient… Ils ne savaient quoi, mais ils le voulaient avec résolution. Ils me rendaient nostalgique de ce que je n’avais pas encore vécu – ne vivrais peut-être jamais.

 

 

 

Tu n’es plus revenue dans la grande maison les printemps suivants. Mais j’ai su que tu t’étais mariée, malgré ce que disaient les mauvaises langues – mariée à un musicien ; et que, l’accompagnant dans ses tournées, tu voyageais beaucoup. Tu avais cessé d’être la demoiselle rêveuse dans le jardin. Devant quels claviers t’installais-tu désormais, face à quelles fenêtres ? Composais-tu toujours ?

 

 

 

Moi, tu as pu me voir sur certaines des toiles de ta mère. Je suis rentrée à son service après ton départ. Les tâches à accomplir n’étaient pas lourdes ; les femmes riaient beaucoup dans cette maison. Parfois pourtant le visage sombre de ta mère s’assombrissait encore. Alors elle me faisait venir. Elle me faisait poser. Elle me disait de me mettre à peu près aux places où tu t’étais tenue. Elle ne me demandait pas de reprendre ta posture, mais je la connaissais par cœur et l’adoptais naturellement. Ce devait être parfois comique, moi m’exposant en rêveuse alanguie, moi avec ma bouille d’étourdie, mes yeux noirs toujours en mouvement et mes petits gestes de moineau. Qu’importe, ta mère souriait, elle me disait que j’étais très bien, que je posais juste.

 

 

 

Devait-elle t’aimer !

Mais aussi, elle devait savoir qu’en toute femme, qu’en toute fille, sommeille un jardin engourdi. Grâce à toi, j’avais entrevu le mien.

 

 

 

Aujourd’hui, nous sommes des femmes. On m’a dit que tu allais revenir, avec tes filles. Depuis la mort de ta mère, j’ai gardé la maison. A ses moments perdus, mon mari entretient le jardin, mes fils s’occupent du verger. Tu verras, t’attendent le piano, et le banc, et les arbres – et la lumière immobile à la pointe du jour, cette flèche bruissante que tu savais si bien enchanter.

J’entends le trot d’un cheval sur la route et derrière lui, tressautant sur les pavés, une voiture légère. Sous les adjonctions du cocher, cheval et véhicule s’arrêtent. Je perçois des rires, des exclamations – ceux de tes filles ? On sonne à la grille. On sonne, et je me presse.

Je vais connaître enfin la couleur de tes yeux ; et le son de ta voix.

 

 

Mars 2007

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Commentaires
S
Carole est devant la page blanche. Sur la table de travail, se mélangent plumes et pinceaux. Elle hésite ..... se lance mais je ne saurai jamais si elle a peint un tableau ou laissé courir une plume
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