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23 mai 2008

La verrière, Yves Martin-Guillou

Il est debout dans le vent frais mais pas glacial qui souffle sur la terrasse de l’immeuble. En se penchant, il aperçoit en bas la verrière du restaurant. Elle a été reconstruite dans le même matériau blanc laiteux. Ses bords sont toujours arrondis en festons, comme les pétales d’une grande fleur rectangulaire. Il entend encore le craquement explosif que son corps avait provoqué dans sa chute, après qu’il ait sauté dans le vide, après le long sifflement de l’air à ses oreilles. Sa dernière pensée avait été pour Céline. Elle ne l’aimait plus. Elle le lui avait dit, avec des mots gênés, qu’elle voulait délicats mais qui le transperçaient comme des poignards. En bas, le choc avait été épouvantable, écho voulu du choc épouvantable qui avait brisé sa vie. Craquements rouges et goût de sang. Noir et silence.

C’était il y a huit mois.

Il n’avait pas vécu la panique provoquée dans le restaurant, pas entendu les sirènes du SAMU, pas vu les bonnets bleus des chirurgiens penchés sur lui.

Il a d’abord ressenti le poids et la chaleur du drap de l’hopital sur son corps, puis entendu les bip brefs des appareils de contrôle scintillants branchés sur lui.

Doucement, lentement, il se réveille et apprend par bribes que, malgré un léger traumatisme crânien et de multiples fractures, il n’est pas passé dans le royaume des morts. Soupir.

 

Le jeune chirurgien qui s’est occupé de lui revient le voir souvent. Il a les yeux bleus, une courte barbichette rousse, un humour décapant qui cache une chaleur humaine et une intelligence aigües. Au fil des jours et des semaines, il lui parle et le fait parler et c’est ce chirurgien qui lui obtient son admission dans un autre établissement de la ville pour entreprendre une rééducation. Celle-ci est longue et difficile. Les minutes lui semblent des heures dans la piscine ou sur les appareils. Les progrès sont lents mais notables. Il est entouré, encouragé. Mais il sait ce qu’il veut : revenir sur cette terrasse. C’est son Everest, son Graal.

Quelques semaines encore et il se lève, il peut abandonner le fauteuil roulant, marcher dans le parc. Sa première sortie en ville fait l’objet de longues négociations. Il ne cède pas car il veut partir seul, monter encore une fois toutes les marches de l’escalier de service qui l’a vu passer naguère.

La verrière n’est plus brisée. Elle est là, toute neuve, avec ses poutrelles renforcées. Son corps à lui s’est reconstruit, c’est vrai.

Mais Céline n’est jamais venue à l’hôpital, n’a jamais appelé, jamais donné signe de vie. Un bon moment, il contemple le vide, puis il repousse ses béquilles, se penche et d’un geste brusque jette sa montre, dernier cadeau et souvenir qui lui reste de Céline, et il s’en retourne.

Dissimulé derrière une cheminée, l’homme murmure dans son talkie-walkie : «  C’est bon chef, il revient vers l’escalier »

 

En bas, dans le restaurant, le capitaine des pompiers lance au patron : « Allez, on lève le dispositif. Je vous avais bien dit que cette bâche translucide tendue imite parfaitement une marquise en verre et métal ».

 

 

Yves Martin-Guillou

 

 

 

 

 

 

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