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30 octobre 2008

L’écharpe est belle, par Jean-Michel Faure

C’était l’heure attendue où les corps harassés par l’insolente touffeur allaient pouvoir enfin se reposer un peu. C’était l’heure où le râle des autos et les cris des enfants allaient se dissiper. C’était l’heure de la sieste, d’un arrêt sur image, d’une pause dans le temps. L’heure rêvée pour moi de sortir de ma case.

Un air raréfié, tissé d’ondes silencieuses me saisit longuement avant de me laisser affronter le chemin. Un chemin sabloneux et sec comme un vent d’Ouest. Un chemin désolé.

Pareil à une immense toile tendue dans l’infini, un ciel délicat voulait s’éterniser. Quelques rares filigranes de nuages égarés paraissaient s’étonner d’être toujours en vie. Au zénith, le soleil semblait exagéré.

J’avançais dans la sueur et mes pas étaient lourds. « Le sable, c’est fait pour les enfants » m’étais-je entendu dire. J’avançais, j’avançais et comme une récompense, juste là, devant moi, l’océan qui dansait. Des vagues tout-en-douceur, des vagues impudiques qui venaient caresser la plage volcanique toute offerte et luisante. Une plage déserte, une plage abandonnée.

Et toujours cette chaleur lourde comme une pluie de feu qui me mordait la peau.

L’ombre d’un flamboyant m’invitait à m’asseoir et j’avais accepté. Juste retrouver un peu de souffle clair avant d’aller nager. Mon regard s’attardait sur un jeune pétrel aux ailes longues et fines, qui plongeait dans les flots et en sortait parfois, heureux et ruisselant, un poisson dans le bec. Rassasié, il était reparti dans un vol emprunté vers les montagnes rondes. « C’est bien d’être un oiseau ! » avais-je pensé très fort.

Délaissant l’horizon et le ciel sans vie, mes yeux s’étaient heurtés à une lueur claire posée à même le sable. Une lueur simple, immobile, figée dans les grains noirs.

40 degrés au moins ! Je me levai sans hâte. Je devais aller voir.

Accrochée à une branche de corail cassant, elle était allongée et paraissait dormir. Je l’avais observée sans faire le moindre bruit avant de la toucher d’une main hésitante.

Elle était magnifique. Elle était couleur ambre. Elle, c’était une écharpe, une écharpe oubliée.

Puis je l’avais saisie, enlacée doucement avant de ressentir un parfum envoûtant. Mélange de    santal et de jasmin de nuit. Un doux parfum de femme. J’avais rougi un peu.

C’était une étoffe noble aux reflets mordorés, légèrement soyeuse, sans doute de l’organdi au    crissement léger qu’elle faisait dans mes doigts. Une broderie délicate révélait çà et là, en motifs plus sombres, des lotus sacrés et une ville imposante bordant un fleuve lourd. Une ville grouillante. En lettres capitales, cernées d’un filet or, le nom de BENARES apparaissait en haut, au centre d’un soleil dessiné naïvement. Bénarés en relief, que j’allais découvrir d’un index effleurant, comme s’il rencontrait la peau d’une inconnue une toute première nuit, une toute première fois. Je me laissai guider au gré de l’enlevure. J’avais fermé les yeux.

Le Gange tout d’abord dans sa courbe parfaite comme le croissant de lune ornant la chevelure de Shiva l’Absolu. Un Gange empli de corps s’immergeant dans l’eau trouble pour être délivrés. Un Gange où flottaient également des myriades d’offrandes de fleurs encore vivantes et des restes funéraires de bûchers consumés. Quelques rares barques en bois semblaient être figées au milieu du courant venu d’Himalaya. Les rameurs de dix ans pouvaient enfin dormir.

Délaissant le grand fleuve, je remontai les Ghat - ces marches d’escaliers qui recouvrent les rives - en évitant la foule qui tenait à bout de bras des chandelles enflammées. Les coups sourds des tambours faisaient trembler mon corps. Les conques expiraient des airs cristallins.

Dans le parfum de sental et de jasmin de nuit qu’exhalait le tissu, s’infiltrait par instant celui du thé au lait et à la cardamome. Et puis d’urine aussi, si horriblement âcre.

Et encore et encore cette même fournaise comme une fin de mousson rendue toute excitée par l’été qui approche.

Enfin la vieille ville et ses venelles obscures où le soleil trog grand ne pouvait pas rentrer. Un monde de terre battue.

Temporisant au mieux ce voyage tactile, je m’attardais devant les étals lourds de mangues et de litchis ou bien de samosas frémissants dans l’huile chaude. Mélange de senteurs. Un mélange raté. Bénarés est puante.

Accélérant le doigt, j’avançai dans la ville, croisant des vaches maigres au regard déprimé et d’antiques cyclopousses qui malgré tout roulaient. Toujours la même cohue dans ces rues de poussière. Des femmes habillées de voiles écarlates criaient pour exister à des enfants usés qui essayaient de rire. Ça semblait difficile. Les hommes comme inutiles, préféraient le repos sous les hauts murs de briques déchirés par le temps. Tous assis en tailleur, des hommes comme des sculptures. J’avançais en silence.

A un pli malvenu, je m’étais vu contraint de contourner un temple gigantesque où des singes   énervés venaient importuner des brahmanes silencieux. Dommage, une prochaine fois peut-être je m’y attarderais !

Ainsi, me retrouvai-je plus loin dans l’ancienne ville, cerné d’échoppes ocres et d’étoffes somptueuses. Le quartier des tisserands, des hommes non-assis. Ici le fil d’or se tissait sans relâche sur des métiers en bois comme il y a cinq siècles. Partout sur les trottoirs, d’étranges mannequins en fil de fer rouillé, supportaient les saris les plus beaux du pays. Des saris lumineux, immobiles et légers qui rêvaient de maîtresses à l’élégance fière. Je les imaginais.

Assouvi de beauté, je poursuivais ma route dans des dédales plus tristes. Ce n’était plus la ville qui s’offrait sous mes doigts, seulement ses faubourgs désespérément sales. Royaume des intouchables, royaume de la misère. Timidement la broderie venait de disparaître. Le voyage s’arrêtait. J’avais ouvert les yeux.

Une lumière crue me rappelait à la vie, une lumière trop forte. Des étoiles scintillaient et me piquaient les yeux. Un paysage flou, et moi à l’intérieur totalement perdu. J’étais tout en sueur.

Entre mes mains fébriles, l’écharpe prudemment glissait pour s’échapper. Je la sentais vivante. Fugitive et vivante. Bénarés l’indomptable.

Tout en la caressant comme pour la rassurer, j’étais revenu m’asseoir sous la nuit du gros arbre aux feuilles carminées. Besoin de me calmer, de reprendre mes esprits, d’oublier l’Inde sacrée.

Et toujours la chaleur de plus en plus méchante comme un gros incendie.

L’océan fatigué était devenu lac. Les vagues s’étaient enfuies vers des rives plus fraîches. Elles avaient eu raison !

Je regardais l’étoffe qui semblait elle aussi m’observer discrètement.

« Que vais-je faire de toi ? » lui avais-je demandé d’un ton bien trop humain. N’obtenant pas de réponse je m’étais décidé à l’emmener nager, se rafraîchir un peu histoire de retrouver quelques claires idées. Je l’avais déposé sur mes épaules nues brûlées par le soleil. Elle semblait à sa place.

Mon premier pas dans l’eau fut une grosse déception. Une eau tiède, gorgée de sel et même pas un poisson. Une eau presque inutile. Une eau pour faire des pâtes.

Plus envie de m’baigner, je faisais demi-tour.

Sur la berge embrasée, une femme en sari me fixait du regard tout en me souriant. Je me souviens avoir eu peur et avoir sursauté, libérant au passage l’écharpe surchauffée. Il me semblait pourtant être seul sur la plage toute noire. 

D’où venait cette femme ? Cette silhouette fantôme à la peau de thé mat qui très bizarrement ne me souriait plus.

Tout en la regardant je cherchais à tâtons l’étolle suicidaire car j’en étais certain, elle allait se noyer. Il me fallait faire vite. Je la trouvais enfin flottant entre deux eaux telle une anguille sombre recherchant l’âme sœur .

La lueur s’était éteinte, imbibée qu’elle était. Sorte d’éponge râpeuse aux effluves iodées. Un vieux chiffon mouillé. Bénarés sous les eaux. L’Inde, comme à son habitude, une nouvelle fois frappée. J’étais devenu triste.

Et la femme là-bas qui riait à nouveau. Je ne comprenais rien.

Des algues nonchalantes ralentissaient mes pas, le sable coralien était devenu marbre. L’écharpe paraissait morte. Plus que dix mètres à peine.

Les paumes des mains jointes devant son doux visage légèrement incliné, la femme m’attendait. Une dame sans âge, une hindoue magnifique à la beauté fragile et au tika de sang qui colorait son front. Son parfum exhalait des fragrances de santal et de jasmin de nuit que je connaissais bien.

- « Namaste » m’avait-elle dit dans un son religieux.

Je ne répondais pas. Je ne comprenais pas.

- « Mille mercis Monsieur, vous l’avez retrouvé » avait-elle rajouté en appuyant ses yeux sur l’étoffe trempée.

Enfin je comprenais.

- « Ainsi elle est à vous » répondais-je enfin.

- « Deux jours que je la cherche, deux jours désespérants. Cette écharpe, voyez-vous, c’est tout ce qui me reste de mon enfance indienne, un cadeau de ma mère ».

Avec délicatesse, je lui tendis l’écharpe toute dégoulinante. Je me sentais honteux d’avoir ainsi noyé toute sa jeunesse. Je regardais mes pieds.

Ses mains fléchirent un peu sous le poids de l’étoffe mais elle me souriait. Ses yeux parlaient au ciel. Je regardais ses yeux.

- « Merci du fond du cœur » entendis-je plusieurs fois comme un écho lointain.

Je ne savais quoi dire, alors j’avais souris. Un sourire authentique. Un sourire partagé.

J’invitai Angali à venir s’asseoir sous le végétal rouge le temps que son écharpe se déshydrate un peu. Elle avait accepté. Elle aussi avait chaud. Toujours la même touffeur insolente et perverse, mais on apercevait l’immense soleil blanc décliner doucement. Un soleil éprouvé, pressé de se coucher. L’océan était prêt à lui faire une place. Un océan courtois.

Suspendue à une branche l’étole sauvée-des-eaux reprenait des couleurs. Adossée au gros tronc, Angali l’observait d’un regard rassuré. Je l’observais aussi et cela m’amusait de voir une ville sécher avant que de renaître. « Bénarés immortelle » avais-je murmuré sans doute un peu trop fort. Elle m’avait entendu.

- « Vous connaissez cette ville ? » m’avait-elle demandé légèrement surprise. 

- « Heuuuh.... un peu mais... pas vraiment »

- « Parce que moi j’y suis née » m’avait-elle précisé d’une voix décidée et pleine d’émotion.

Son visage semblait grave mais heureux à la fois à la pensée furtive de sa ville lointaine. Je la sentais hâtive de m’emmener avec elle dans un voyage perdu. Un voyage dans le temps, dans l’Inde de son enfance.

Je me laissai glisser sur le sable farineux. Allongé, face au ciel, il me semblait alors que le périple indien serait plus agréable. Mes yeux se refermèrent.

D’une voix doucereuse alors elle raconta : sa naissance dans la ville qu’elle avait tant aimé, ses premiers pas d’enfant dans une école française, sa maison rose et blanche qui donnait sur le fleuve, les rues où elle jouait et l’écharpe ambrée offerte par sa mère le jour de ses deux ans.

Je me laissais bercer ignorant qu’Angali pleurait silencieusement.

Mais elle continua et parla de sa mère qui n’avait que vingt ans quand elle s’était éteinte, de cette  peine infinie qui la défigurait encore et puis toujours, et des yeux noirs du père une fin de septembre. Un septembre assassin qui l’avait obligée à fuir son pays pour avoir refusé l’amour d’un homme vieux, d’un homme de sa caste. Elle avait 14 ans.

Je devinais maintenant les larmes lourdes et chaudes qui coulaient sur sa joue.

Comme pour s’excuser de ses mille sanglots, elle me conta alors les ghat du bord du Gange où elle jouait souvent à la sortie des classes, les temples roses et verts où s’amusaient les singes, les fruits qu’elle chapardait l’espace d’un éclair et les saris en or qu’elle rêvait de porter quand elle était enfant.

Je ne respirais plus. J’étais devenu ombre. Devant moi des flammèches virevoltaient, me brûlaient, des temples multicolores m’invitaient à prier, des fils d’or brillaient. Un fleuve coulait en moi chargé de détritus et de pétales de fleurs. Un fleuve tout boueux aux relents de sacré. Et là-bas, tout là-bas Angali qui vivait. Je ne l’entendais plus, Je ne l’écoutais plus.

Je m’étais endormi.   

Au-dessus de mes rêves un pétrel tournoyait dans un soleil de terre. Une terre battue.

Jean-Michel Faure

Octobre 2008

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