Ciel, le dentiste est devenu fou
Ciel, le dentiste
est devenu fou !
[ Paul
Valéry: « L'amour est un risque majeur pour le
contrôle de l'esprit ». ]
« Drrring... drrring... drrring....
La sonnerie du téléphone retentit. Tu te précipites sur le combiné, plantant là ton patient bouche-bée, affalé sur le fauteuil. Oui, ton truc inclinable de dentiste, presque une chaise-longue !
- Cabinet dentaire, j'écoute.... fais-sur un ton chantant.
Une
vague d'onomatopées déferle sur l'écouteur qui
grésille :
- Mmm...
bzzzz....crrr...
- Non,
Madame, réponds-tu courtoisement. Mon agenda est complet
jusqu'à vendredi prochain. Le rendez-vous de onze heures vous
irait-il ?
- Ouarf....
oups.....
- Bon...
Préférez-vous alors quinze heures trente ?
- Pfff...
grrr....
- Désolé,
Madame ! Après, cela mène au début de la semaine
prochaine....
- Krrrk...
tchk....
- Ah!
c'est pour un abcès... Je compatis! En ce cas, je puis vous
prendre après mon dernier rendez-vous du soir. Normalement,
mon cabinet ferme à dix neuf heures, mais dans l'urgence....
Inutile de finir ta phrase, déjà la cliente n'écoute plus. Elle balbutie un remerciement. Tu raccroches. Encore un soir, te dis-tu, où tu ne seras pas à l'heure au dîner.
Eh puis zut! Tu n'as plus qu'à revenir à ton patient (au sens propre comme au sens figuré). Je parie que tu allais l'oublier. Pas très grave. Sous les feux de la rampe, il attend passivement la suite de ton intervention, comme un artiste attend son tour de chant.
Que de
temps perdu à slalomer d'un bout à l'autre de la pièce !
Tu ne peux t'empêcher de songer qu'avec une bonne Secrétaire
médicale, tu n'en serais pas à tenir le téléphone
d'une main, ta fraise de l'autre. Mais hélas, les
circonstances ont fait que.....
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« Ouvrez grand la bouche... dites âââh, appuyez votre langue sur le palais, ne salivez pas ! »
La fraise entre en action. Continu, exaspérant, le bruit de rotation et d'abrasion conjuguées se mêle à celui, sourd, intermittent, d'un marteau-piqueur en bas sur le trottoir.
Tu grommelles: « Quel besoin ont-ils, ces ouvriers, de rechercher une fuite d'eau juste sous les fenêtres de mon cabinet? Surtout pendant les heures ouvrables! »
Sans doute n'ont-ils pas vu la plaque où s'inscrit en lettres rouges: « Dr. Joseph Nebout, Chirurgien-dentiste D.P.L.G. »
Peut-être
même qu'ils ne savent pas ce que ça veut dire, D.P.L.G.
Ton client lui, le sait, mais pour l'instant, il n'a cure de ton
diplôme. Il sursaute sur sa chaise, étouffe un cri.
Mince !
Tu viens de toucher le nerf. Tu cherches à sauver la face –
c'est le cas de le dire:
« Il
va falloir dévitaliser votre dent, Monsieur ! »
Le
supplicié roule des yeux effarés:
- Comment ?
Pour une simple carie?
- Le
mal est plus profond que je ne le pensais.
Plus
profond égale plus obscur, comme ton diagnostic. D'ailleurs,
rien que pour lui montrer, tu vas faire séance tenante une
radio de sa dent. L'autre acquiesce d'un ton las.
- Pour
ça, je vous fais confiance, Docteur.
- A
la bonne heure! Je vous fais une piqûre calmante. Ecartez vos
lèvres... dégagez la gencive !
Couic!
Voilà qui est fait! Prudent, tu as doublé la dose
anesthésiante. De la sorte, le patient ne s'agitera pas durant
l'extraction du nerf endolori.
Il n'y
a pas si longtemps, après tout, dans les foires, les
arracheurs de dents couvraient par des roulements de tambour les
hurlements de leur victime. Là, tu es tranquille. Tu es
vainqueur par K.O.
Le
boxeur groggy ne sentira pas sa mâchoire d'au moins deux jours.
« C'est
fini. Vous pouvez vous rincer la bouche... » conclus-tu.
Tu
appliques sur la plaie béante un pansement aseptique. Il se
lève.
Tu sors la feuille de soins. Lui sa carte bancaire et sa carte Vitale. Vous convenez d'un nouveau rendez-vous le mardi suivant même heure. Au fait, pour la suite... si tu lui proposais de mettre une couronne au lieu de faire bêtement un plombage? Sa mâchoire y gagnerait en esthétique et ta note de frais en valeur ajoutée. Oui, c'est une bonne idée, ça...
Dommage,
mon vieux, qu'un journal de consommateurs ait vendu la mèche !
Ces prothèses si cher payées, si mal remboursées,
sont importées de Chine à vil prix. A la longue, tout
se sait.
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« Drrring...
drrring... drrring....
- Cabinet
dentaire, j'écoute....
A
l'autre bout du fil, une voix familière se fait entendre:
- Ne
fais pas l'idiot, Jo', c'est Irène !
- Pardon....
Ne t'avais-je pas dit, mon amour, de ne pas appeler sur mon fixe
durant les heures ouvrables ? Sauf urgence, le cas échéant.
- Justement,
le cas échoit. J'ai plein de choses à te dire, mon
chou !
- Si
c'est des choses gentilles, je veux bien. Par chance, le client
d'avant vient de sortir de mon cabinet. Le suivant est encore en
salle d'attente. Mais fais vite !
- Voilà...
Tu vas sauter au plafond, je te préviens, mon lapin, tant
c'est inouï, fabuleux !
- Ne
me fais pas languir...
- Eh
bien, j'ai vu des bottes italiennes dégriffées –
oui, de chez Berluti ! - à un prix... dis un prix !
- Je
ne sais pas, moi....
- Six
cents euros, six cent ! Tu te rends compte! Hors période de
soldes, elles en vaudraient mille au moins !
- L'unité ?
- Mais
non! Mille euros la paire, bien sûr ! Les bottes se vendent
généralement par paire comme vont les baffes et les
alexandrins. Allons! Ne te moque pas de moi, sois sûr que
c'est une affaire ! A condition de se décider vite, avant que
ne pointures moyennes ne disparaissent du rayon.
Tu
n'as nulle envie de plaisanter. Tu réfléchis, essaies
de trouver des repères:
« Voyons,
te dis-tu. Six cents euros, cela représente environ quatre
mille francs lourds. Soit quatre cent mille d'avant 59 ! Une
petite fortune !»
Traduit
en nombre de consultations au tarif spécialiste conventionné
secteur 2, cela ferait.... Combien, au fait ? Une vingtaine... un peu
moins pour toi, qui réclames un modeste dépassement
d'honoraires, compétence oblige. Au moins, la grandeur
physique est là, bien palpable. Tu pousses un profond soupir,
puis capitules: tu n'as rien à refuser à Irène.
- Bon,
ça va pour cette fois! Tu me montreras tes nouvelles bottes
ce soir. Pour un coup, c'est toi qui me feras la surprise !
- Au
fait, pendant que j'y pense, ce soir, ne m'attends pas. Je vais être
sérieusement retardée. Nous fêtons un
anniversaire à l'atelier de peinture sur soie.
- Pas
grave! Mon dernier rendez-vous commence à dix neuf heures. Le
premier qui rentre de nous deux mettra le repas en route.
- Oui,
mais ne compte pas sur moi, ça risque de durer vraiment
longtemps... tu sais que je n'aime pas te faire attendre, mon lapin!
Tout bien réfléchi, je ferais même bien mieux de
ne pas rentrer dîner. C'est plus raisonnable.... Le goûter
d'anniversaire me suffira. Car tout de suite après l'atelier,
je dois filer à l'autre bout de la ville pour ma répétition
théâtrale.
- Encore!
Mais vous répétez tous les deux jours, à
présent !
- Bien
sûr! Qui pourrait progresser en Art dramatique sans être
assidu ?
- J'admets
cela... Remettons à demain soir !
- Demain,
chéri, tu sais bien que j'ai chant choral.
- A
ce train-là, nous finirons par ne plus nous voir. Sauf le
dimanche, et encore ! A ce propos, il va falloir que j'en trouve un
pour inviter la belle-famille.
- Eh
bien, choisis le prochain, mon coeur. Il correspond au week-end où
tu as la garde de tes enfants. Et moi, j'aurai mon stage de
mosaïque.
- Comment!
Tu ne seras pas là ? Ce stage, tu ne m'en as jamais parlé!
- Et
pour cause !... ça s'est décidé juste ce
matin !
- Nous
en reparlerons... Je suis obligé d'interrompre, mon client
perd patience!
[il n'y a pas que lui, d'ailleurs...]. En
cas d'imprévu, laisse un message sur mon portable.
- Si
j'évite de le faire, c'est parce que la messagerie serait
pleine. Bon, ce n'est pas tout ça, moi aussi, il faut que j'y
aille [elle
ne précise pas où]....
Bye, mon chéri!
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Treize heures. Le dernier client du matin sort de ton cabinet. Tu as pris du retard, ta conversation avec Irène t'a rendu d'une humeur massacrante. Pour un coup, n'incrimine pas les ouvriers. Car le bruit de leur marteau-piqueur s'est enfin calmé. Ouf! ce n'est pas trop tôt !
Tu
t'accordes comme eux vingt minutes de « pause
méridienne », comme on dit dans le jargon du
« monde d'en bas ». Le temps de souffler un
peu. De savourer un « croque » en vitesse au
bistrot. Pas vraiment en solitaire, les perceurs de canalisations
mastiquent leur sandwich en face de toi.
C'est
aussi l'occasion pour toi de faire un « retour
sur image ».
Autrement dit ton « examen de conscience ». Si
tu n'as pas aujourd'hui de Secrétaire médicale, eh
bien, c'est de ta faute. Parce que ton ex-assistante est devenue
entre temps ta compagne. Dur- dur. Ton histoire est au fond
terriblement banale, à quoi bon la raconter en détail?
Ta vie a basculé le jour où tu as convoqué pour
un entretien d'embauche cette jeune diplômée au visage
angélique; en fait, une enjôleuse de première.
As-tu seulement pris la peine de lire en détail son C.V. ? Non.
Cette fille, tu l'as immédiatement recrutée. Comme ça,
sur un coup de coeur ! Au grand dam de ton épouse légitime,
au mépris de ses objurgations. « Comment se
peut-il, t'a-telle demandé, qu'une maîtrise d'Histoire
de l'Art mène au secrétariat d'un
chirurgien-dentiste ? »
- Qui peut le plus peut le moins!
as-tu sèchement rétorqué.
Rien
n'irrite comme l'évidence. Irène t'avait déjà
tourné la tête. Tu ne t'en étais pas encore
toi-même rendu compte.
Car
depuis lors, elle te mène par le bout du nez... et quand je
dis le nez!
Sur ce point, je te renvoie à tes chères études: relis donc la comtesse de Ségur. On y lit que les prétendues « petites filles modèles » font le contraire de ce qu'indique leur prénom. Elles y mettent même un malin plaisir. Exemple: Sophie n'est pas sage, il ne lui arrive que des malheurs. Claire est en réalité d'humeur sombre. Agathe est mauvaise. Irène est loin d'apporter la paix, surtout dans les ménages.
Pas difficile dans ces conditions de prévoir la suite des évènements.
Ce qui n'était qu'une aventure au début devint une liaison en règle. Tu vécus dans le mensonge et la dissimulation. Et puis (c'était fatal) la vérité finit par éclater. Ta déraison te conduisit en quelques mois au divorce. A tes torts exclusifs, s'entend. Plutôt débonnaire, le Juge t'accorda néanmoins la garde alternée de Régis et Emilie (estime-toi heureux, tu aurais pu ne jamais les voir).
A présent, fais tes comptes. Avec deux enfants à charge, ton « coup de coeur » te coûte une fortune. A l'imposante pension alimentaire qu'il te faut verser à l'épouse délaissée, tu dois ajouter le double loyer corsé d'un appartement d'habitation en ville (tu n'allais tout de même pas déménager !) et d'un local professionnel. Pèsent aussi sur ton budget l'amortissement du matériel informatique (juste acquis) et le coût de ton équipement de radiologie numérisée (forcément à la pointe du progrès, quel praticien digne de ce nom pourrait s'en passer ?)
Le total est impressionnant. Comment pourrais-tu avec des frais pareils, recruter une nouvelle assistante ? Au fait, quid de l'ancienne ? C'est bien là que le bât blesse, que se trouve le noeud du problème, c'est là que gît le point névralgique!
Car lorsque, toutes procédures closes, ta chère Irène devint enfin Madame Nebout, tu compris aussitôt qu'elle avait mieux à faire que tenir ton agenda.
Aujourd'hui, le sien propre croule sous les innombrables obligations qu'elle s'est créées. Normal : Irène ne rêve que d'activités valorisantes et créatives, aux antipodes des tâches subalternes du Cabinet. Autant de corvées qu'il te faut donc accomplir toi-même, et dont tu te serais bien passé !
Lorsque tu regagnes enfin le domicile redevenu conjugal, exténué, la tête pleine encore des tracasseries de la journée, Irène enfile sa tenue de fitness et s'apprête à rejoindre son club.
Je ne sais pas ce qui t'a pris de rentrer ce soir un peu plus tôt qu'à l'accoutumée... assez tôt en tous cas pour saisir au vol les bribes d'une conversation téléphonique - immédiatement interrompue à ton arrivée. Irène tenait d'étranges propos à un interlocuteur invisible, son coach vraisemblablement:
« T'en fais pas pour mon Jules.... Jamais à la maison.... Ne vit que pour son boulot.... Au moins comme ça, il me lâche un peu les basket! »
Ne
vois pas tout en noir. Tu interprètes mal une phrase sans
doute anodine. Allons! Il ne peut s'agir de toi! Tu ne t'appelles pas
Jules. Son prénom à lui, c'est Jim. Et le tien, c'est
Joseph.
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Fondés ou non, tes soupçons finissent par te saper le moral, et cela se voit ! Tu déprimes grave.
Tente au moins une fois dans ta vie un raisonnement cohérent et logique. Lorsque tu rencontras Irène, elle avait vingt ans, toi cinquante. Tout feu, tout flamme, tu crus avoir retrouvé ta jeunesse. Pauvre idiot ! Depuis qu'a débuté votre idylle, deux lustres sont passés, la différence d'âge est restée désespérément la même. Les années ne l'ont pas atténuée. Pire : c'est l'inverse qui s'est produit.
Allons, Jo', fais travailler ta comprenote, anticipe un peu. Dans dix ans, tu l'auras bel et bien, la septantaine. Dans le meilleur cas, ce sera pour toi l'âge de la retraite... si tu arrives un jour à la prendre, mais j'en doute. Alors tu réaliseras peut-être ton rêve : t'inscrire à un atelier d'écriture. Mais Irène, elle, aura sûrement d'autres préoccupations.
Poursuivons. Tu auras quatre fois vingt ans – si tu les atteins – lorsque elle parviendra aux cinquante ans fatidiques... que tu avais quand tu l'as rencontrée.
Tu me suis toujours ? Non... ce calcul ardu te donne le tournis? Là, j'arrête. J'ai pitié de toi.
En tant que dentiste et « fort en Math' », tu manifestes un double talent lorsqu'il s'agit d'extraire une racine carrée. Mais tu cales devant une dentition sans histoire aussi bien que devant un calcul pourtant simple: celui du temps qui passe sans retour.
Résultat :
tu ne sais pas comment t'en sortir avec une femme aussi jeune.
D'ailleurs, t'en sortir, est-ce vraiment le problème ? Je
jurerais que c'est plutôt l'inverse.
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Ce n'est déjà plus le démon de midi... mais bien celui de seize heures qui t'a poussé à passer à l'improviste (entre eux rendez-vous) à ton appartement. En plein milieu de l'après-midi, ce n'est pas dans tes habitudes. Prétexte : tu attends un funeste évènement : un courrier de ton Inspecteur des Impôts t'annonçant un prochain redressement fiscal, ou quelque chose d'approchant.
Tu ne fais pas de bruit. Tout est calme ou paraît l'être. Bonne pioche: une enveloppe bleue frappée au cachet de la République t'attend sur la table du séjour. Et puis, tu l'aperçois, ELLE: pas Marianne, Irène, assise sur un sofa. Immobile. De dos.
Bizarre.... Ne t'avait-elle pas parlé d'un match de tennis cet après-midi ? Tu dois confondre... Normal... au milieu de tous ces rendez-vous, tu finis par t'embrouiller. Ou bien elle a eu un empêchement. Ou le match a été annulé.
Absorbée par sa lecture, attendant sans doute de passer l'aspirateur, Irène ne bouge toujours pas. Ne se retourne pas. Sage comme une image. L'icône de la Vertu domestique. L'archétype de la femme au foyer. Dommage que son attitude paraisse un peu trop... conventionnelle... étudiée... calculée, comment dire les choses? S'agissant de toute autre que ton Irène, cela ressemblerait furieusement à de la mise en scène.
Il te semble même avoir entendu quelque chose remuer sous le canapé. Là, ton imagination va trop loin. Chasse vite ces vilaines pensées. Ne cherche pas à savoir d'où vient ce bruit. Tant qu'à faire du théâtre, ne te joue pas à toi-même un mauvais Vaudeville.
Vois le soleil hivernal en train de lécher sa nuque. Tel une auréole, le chignon dénoué d'Irène resplendit en lumière rasante. Une mèche folle s'en détache. Un ultime rayon s'y joue en transparence.
Fixe ton regard sur une minuscule fossette qu'Irène a dans le cou. Cette concavité voluptueuse qui se niche au niveau des cervicales : tu l'as depuis longtemps identifiée comme son « point G ». Là où tout commence et tout finit.
Lorsque son chemisier est dégrafé (tiens, c'est aujourd'hui le
cas !) tu te plais à masser doucement sa fossette en descendant
peu à peu vers l'épaule. Un massage excellent pour
éliminer les contractures... et préparer la suite. Tu
te dis qu'elle est précisément dans l'attitude de
Madeleine repentante. Tu te dis que toi aussi, pour cette jolie
nuque, tu as commis les pires folies. Que malgré tout ce qui
s'est produit, tu agirais de même, s'il te fallait aujourd'hui
recommencer.
En même temps, tu ne peux t'empêcher de
remarquer un léger épaississement du cou. Oh, pas
grand'chose! Juste une ridule, imperceptible à qui ne serait
pas attentif: la première atteinte de l'âge,
insignifiante mais bien réelle.
C'est alors qu'Irène
s'est retournée. Elle a eu l'air surpris de te voir. Puis t'a
dit avec son sourire désarmant:
« Ah!
Tu étais là, mon lapin! Excuse-moi. Je ne t'avais pas
entendu rentrer. J'étais plongée, il est vrai, dans un
document passionnant. De la pube pour une assurance-vie! Tiens,
on ne sait jamais.... Lis plutôt, cela peut aussi
t'intéresser !»
Tu balayes d'un oeil las le prospectus qu'elle te
tend. Tu n'es pas un homme d'affaires. Tu n'as pas le coeur à
ça pour le moment. Tout de même (ou justement) une
phrase tristounette attire ton attention: « Parce
que l'avenir se prépare aujourd'hui... pensez à ceux
que vous aimez. Protégez-les même APRES! »
Après quoi? te demandes-tu. Les assureurs sont des gens policés, c'est le cas de le dire. Ils évitent les gros mots. Ils n'ont pas besoin comme le font tes patients de se rincer la bouche après plombage. Du cercueil s'entend. Après tout, il faut qu'eux-mêmes vivent, ils en ont bien le droit! Mieux renseignés que les Parques, ils sont prêts à faire le pari avec toi que tu vivras encore longtemps, et te rançonnent en conséquence pour le temps qui reste. Celui qu'ils daignent t'accorder. APRES, ils feront tout à ta place. Sauf l'amour évidemment. Mais ça, Jim ou un autre s'en chargeront.
Notes et commentaires.
Cette nouvelle répond à la consigne : "Décrire un personnage en situation, habituelle ou non". Les personnages du dentiste et d'Irène sont empruntés à une nouvelle de Jacqueline Chauvet racontée à l'envers, ils sont vus d'un point de vue masculin ( l'auteur précise qu'il ne connaît ni l'un ni l'autre des deux protagonistes et n'attaque ni ne défend ni l'un ni l'autre). La nuque d'Irène n'apparaît qu'à la fin de cette histoire, alors que la version d'origine part au contraire de la nuque du dentiste. Quelques citations humoristiques émaillent le texte. Tout d'abord, le titre et la référence au dentiste fou tentant d'extraire une racine carrée sont tirés de "l'idée fixe du savant Cosinus", un ancêtre de la bande dessinée (du dessinateur Christophe). L'allusion aux "bottines de chez Berluti" renvoie à certain scandale politico-judiciare judiciaire qui fit en son temps beaucoup de bruit.
Illustration de l'auteur, sur le thème de "Madeleine pénitente". A propos de la phrase citée en en-tête: Paul Valéry avait rejeté l'amour à l'âge de vingt ans parce qu'il voyait en lui "un risque majeur pour le contrôle de l'esprit". Il se ravisa par la suite et rattrapa largement le temps perdu.