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21 janvier 2010

Rencontre, par Danièle Chauvin

      Rencontre

      

      Le quai s’étire longtemps après le dernier pilier. En ce matin lumineux du début de l’été, les voyageurs, peu nombreux, s’égrainent sur toute sa longueur. La voiture quatorze où est réservée ma place, doit se positionner en face de la lettre W, presque la dernière. À quelques pas en avant, en-dessous de la lettre U, vous attendez dans la clarté sereine. Vous portez avec aisance votre sac en bandoulière. Contient-il des dossiers ou un ordinateur ? Quel que soit son poids, vous gardez cette allure dégagée, à la fois distinguée et nonchalante des hommes sûrs d’eux, en harmonie avec eux-mêmes. Votre costume gris, d’une coupe si classique qu’elle en deviendrait sévère sur un autre que vous, confirme que votre déplacement est professionnel et vous distingue des vacanciers en jean et T-shirt. C’est votre chemise noire qui le rend moins conventionnel. D’ailleurs, son col est ouvert. Vos cheveux poivre et sel coupés courts, loin de vous vieillir, adoucissent les traits de votre visage. Pourtant, quand je me rapproche de vous, un détail m’effleure l’esprit : vos chaussures. On les attendrait fines, élégantes, d’un cuir souple et bien ciré. Elles sont larges, à semelles épaisses, en cuir, certes, mais noir, terne, confortables avant tout. Pourquoi un homme tel que vous porte ces souliers ?

      Quand je passe devant vous, vous me saluez. Votre regard sourit. Vos yeux animés par les rides du bonheur qui les étoilent traduisent votre goût de la vie, une bienveillance naturelle et un intérêt évident pour les gens. C’est du moins ainsi que vous m’apparaissez quand mon regard croise le vôtre. Personne ne vous accompagne. Sans doute êtes-vous attendu au bout du voyage. Je poursuis mon chemin. Quel hasard a voulu que nous nous croisions sur ce quai ?

      Quand le train arrive et s’arrête, vous montez dans le wagon qui se trouve devant vous, et je monte dans le mien. Je m’installe à ma place et sors de mon sac le livre qui m’accompagnera aujourd’hui. L’ouvrage posé sur la tablette, je laisse errer mon regard sur le quai à présent vide. Combien de séparations, de retrouvailles ont eu ce décor pour témoin ? Mon esprit vagabonde. Inconnu au regard souriant, avez-vous quitté quelqu’un ? Êtes-vous en route vers une personne aimée ? Aimante ? Je me surprends à être indiscrète ; même si vous n’en savez rien, quel droit me permet ces interrogations ? Mentalement, je vous présente mes excuses. Pourtant, je me sens d’humeur midinette. La douceur de cette matinée, la perspective de ce voyage qui ne me lasse jamais, malgré le nombre incalculable de fois où je l’ai vécu, en sont responsables.

      Il est vrai que j’ai parcouru ce trajet, aller-retour, très régulièrement depuis plusieurs années. Le paysage varie selon l’heure, la saison, le temps. J’y ai mes repères, immuables : telle rue longée d’immeubles à trois étages, tel restaurant dont l’enseigne est visible de très loin, même à deux cent quatre-vingts à l’heure, tel clocher porteur de souvenirs d’enfance. Entre ces sentinelles du temps immobile, s’inscrivent les variations du temps fugitif : fleurs et feuillages s’épanouissant dans un kaléidoscope dont chaque miroir reflète la couleur d’un jour, villages tantôt riants, tantôt moroses selon la vigueur du soleil, campagnes parfois radieuses sous le ciel d’été, parfois voilées par les brouillards de novembre, parfois immaculées sous la neige récente. Le TGV, rapide, sans secousse, presque sans bruit, offre à mes yeux toujours émerveillés, un film certes muet, mais tellement vivant qui défile tranquillement sur le grand écran de la vitre près de laquelle je réserve systématiquement ma place ?côté fenêtre? quand cela est possible.

      Mon regard revient sur le quai. Un quai est un lieu de passage. On y vient pour monter dans un train, pour accompagner quelqu’un, pour accueillir un voyageur. C’est un lieu d’attente : il vaut mieux y être en avance car, si le train qui arrive ou celui qui doit partir se fait parfois désirer, parfois longtemps, lui, ne fait preuve d’aucune patience…C’est un lieu de mouvement, le mouvement de tous ces gens qui se dirigent vers un ailleurs, qui viennent d’une autre vie, qui poursuivent un but, une personne, un rêve. C’est le décor traditionnel des romances à l’eau de rose, celui où elles débutent « dans un regard plein de promesses », celui où elles s’achèvent « dans un geste de la main, une écharpe flottant à la portière » (difficile aujourd’hui de tourner une telle scène derrière la vitre d’un TGV). Mon esprit aussi se promène dans sa fiction, imagine une rencontre improbable, merveilleuse, surprenante…Vous, peut-être, l’Inconnu.

      Le TGV démarre en douceur et quitte le quai, la ville. Il prend sa vitesse de croisière. Sortant de ma rêverie, j’ouvre mon livre. Les premiers kilomètres traversent des zones industrielles qui manquent de poésie. Aussi, je me plonge dans ma lecture, dans l’imagination débridée de l’un de mes auteurs préférés. Son roman passionnant me promène à travers les âges et les contrées lointaines. Les aventures de ses personnages complexes me captivent. Je tourne les pages, impatiente de connaître l’enchaînement de leurs péripéties. Je suis dans un autre monde. Je vis sur un autre rythme. Je vous oublie, mon Inconnu. Pardon.

      « Bonjour madame. » La voix m’enveloppe d’une douce vibration. Je m’extrais de ma lecture. Je lève les yeux. La réalité me surprend, me saisis, m’éblouit. Vous êtes là, Inconnu ! Vous êtes venu jusqu’à moi !

      « Votre billet, s’il vous plaît ».

    Danièle CHAUVIN

    

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