Grâces dans tous leurs états (III) par Jean-Claude Boyrie
Grâces dans tous leurs états.
(III) De la confusion naît l'épectase.
L'huissier introduit dans le bureau de la Commissaire un visiteur insolite. Ce personnage longiligne, au visage émacié, est un ancien Jésuite, le Père Dupanloup, dit « Carême- Prenant », en raison de son profil à couper au couteau. Il est chargé de la tutelle des Congrégations à l'Évêché.
Carmen Escudier, bien élevée (plutôt : bien qu'élevée dans une famille anticléricale) accueille l'ecclésiastique avec un sourire avenant.
« Soyez
le bienvenu, mon Père, il paraît que vous avez un
témoignage à nous apporter sur les évènements
de dimanche.
- Pas un témoignage, au sens où vous l'entendez. Juste un éclaircissement
sur un point de ma compétence.
- Ne péchez pas par excès de modestie. Votre
collaboration nous sera précieuse. Seriez-vous en mesure
d'identifier les trois personnes figurant sur ces photos ?
[ Carmen pose sur la table quelques sorties d'imprimante. On y distingue assez bien les protagonistes de la scène qu'a filmée la caméra de surveillance. ]
- Les visages sont flous, malaisément reconnaissables, observe Père Dupanloup. Pour ce qui est de la tenue de ces femmes, le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne passe pas inaperçue. De nos jours, voyez vous, les religieuses - tout comme les prêtres, d'ailleurs - circulent en civil. Sauf cas exceptionnel où elles seraient en visite au Saint-Siège...! Croyez-moi : nos soeurs ont beaucoup trop à faire avec les malades et les nécessiteux pour parader dans les musées ainsi accoutrées.
- Permettez-moi d'insister... Comment nomme-t-on cette coiffure aux bords relevés ?
- Cornette, Madame.
- Comme les maris trompés ?
- Il s'agit bien là d'infortune conjugale ! Ce modèle très particulier caractérise l'ordre de la Perpétuelle Épectase. Vous le trouverez reproduit en détail sur une planche gravée du "Traité de la mode ecclésiastique" en dix volumes, page 1097. Une vraie somme que cet ouvrage, conservé au grand séminaire de Clapas-sur-Lez ! Je vous en conseille vivement la lecture....
- J'y songerai pour mes soirs
d'insomnie. En attendant, histoire de remonter la filière,
pourrait-on interroger la Mère Supérieure de cette
congrégation ?
- Je ne demanderais pas mieux si
ladite congrégation existait toujours. Il se trouve hélas
que le pape Clément XIV l'a dissoute il y a plus de deux
siècles, en 1773 très exactement.
- L'année même où
fut sculpté le groupe des Trois Grâces ! Curieuse
coïncidence !
- Oui. Les moeurs de l'époque
étaient relâchées, on relève des cas
fréquents d'inobservance de la Règle dans les
couvents.
- Je
préfère croire qu'on n'entrait pas toujours au couvent
par vocation. Confer
« La Religieuse » de Diderot, qui se situe
dans ces eaux-là.
- Heureusement,
les temps ont bien changé ! Cela n'empêche pas que
l'Église est trop facilement décriée ! C'est
pourquoi Monseigneur souhaite le maximum de discrétion sur ce
fait divers. « Suave
mari magno »,
telle est sa devise (*). En bon français : « Surtout
pas de vagues ! ».
- Sur ce point, je vous rassure. Il
n'entre pas dans nos habitudes de divulguer les éléments
d'une enquête en cours, déontologie professionnelle
oblige !
- À la bonne heure, l'évêché
vous en saura gré ! Je n'ai rien de plus à vous dire.
Permettez que je me retire. Je dois me rendre au Jeu de mail des
abbés pour disputer une partie de croquet. »
(*) Lucain, "Poèmes de la Nature, Livre I, vers 2 : "Il est doux quand la mer est agitée" etc...
Restée seule, Carmen Escudier se connecte sur le net. Le terme « Épectase » employé par le Père Dupanloup l'intrigue. Elle tape ce mot sur son moteur de recherche : diverses références apparaissent. Hmm... voyons d'abord la définition. « Epectasis » signifie en Grec ancien : « extension, allongement ». L'allongement de quoi, au fait ? Glissons. Paul de Tarse emploie le terme « épectase » dans l'Épître aux Philippiens pour désigner « la tension et l'élévation de l'Homme vers son Créateur ». Admirable ! Élargissement sémantique... là, c'est plus intéressant... « épectase » serait aussi synonyme d'acmé, autre mot grec signifiant : au sens littéral, « la pointe », et par extension, le paroxysme du plaisir. En clair, l'orgasme. Nous voici renseignés....
Carmen continue à naviguer parmi les adresses mentionnées. Attention , il y a un lien ! Le curseur s'arrête sur : www.epectase.org. Un avertissement s'affiche : « Attention vous allez entrer dans un site strictement réservé à un public majeur et averti... etc... etc... Deux options : abandonner / continuer. Elle choisit résolument de poursuivre. Un flot d'images pornographiques déferle aussitôt sous ses yeux. C'est un étalage de spécialités érotiques dont elle ignorait jusqu'au nom. Des spams clignotent sur l'écran, vrai kaléidoscope de « contacts » en tous genres : lieux de rencontre type « salons de massage », numéros d'appel surfacturés (tout ce qu'il faut pour vider un compte en banque si les communications durent), pseudos à coucher dehors ( Euphrosine, Aglaé, Thalie, tiens donc...)
« Eh bien c'est du propre, se dit Carmen ! Il y en a pour tous les goûts ! La Brigade des moeurs va avoir du grain à moudre ! »
Elle
clique sur « fermer tous les onglets » et
rédige une courte note pour ses collègues du premier.
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« Le Réveil du Midi », vendredi 12 mars. « Du rififi rue des Coucourdes. »
Le
quartier de La Castagne, faubourg fâcheusement célèbre
de Clapas-sur-Lez, mérite bien son surnom de « Petit
Chicago ». Hier, aux environs de 21 heures – lors d'une
soirée réservée aux femmes - trois individus
entièrement dissimulés sous leur burqâ se sont
introduits dans le hammam de la rue des Coucourdes. Le patron des
bains, les prenant pour des clientes musulmanes, les a laissés
entrer sans défiance. Une fois pénétrés
dans l'établissement, les trois visiteurs se sont aussitôt
défaits de leur niqâb, révélant aux
baigneuses leur anatomie bien masculine. Ils se sont livrés
sur elles à des actes que la morale réprouve. Leurs
gens du quartier sont intervenus, ont essayé sans succès
de maîtriser les importuns, une échauffourée
s'est ensuivie. Les forces de l'ordre ont été
prévenues, mais trop tard. À l'arrivée des
policiers, lesquels ont pourtant fait diligence, les trois individus
ont pris la fuite. Au terme d'une course-poursuite effrénée,
ils ont disparu dans le dédale de la « medina ».
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Toujours le 12 mars, 13 heures.
Madame le Commissaire s'est transportée à la Castagne pour enquêter sur l'incident de la veille. Assise à la terrasse du Café Maure, elle partage avec Malika un thé à la menthe et aux pignons accompagné de cornes de gazelle. Cette petite Marocaine, elle l'a rencontrée à Castell Rossello, son précédent poste, à l'occasion d'une enquête sur la mort du guitariste gitan.
Depuis lors, l'ancienne prostituée, témoin n° 1 de cette triste affaire, s'est reconvertie. Elle est maintenant assistante sociale au dispensaire de La Castagne et fait ce qu'elle peut pour aider ses coreligionnaires. Pour Carmen Escudier, Malika n'est pas seulement une amie personnelle, elle représente un contact précieux dans ce quartier réputé difficile.
De
quoi peuvent bien parler les deux femmes, sinon des évènements
de la veille ?
- Sais-tu
quelque chose à propos de l'agression, Malika ?
- Sur
la tombe de ma mère, je vais te le dire, ma soeur, ce n'est
pas seulement un crime. En plein débat sur le port du niqâb,
c'est de la provocation.
- Là,
Malika, tu portes un jugement. Comprends-le bien : ce n'est pas ton
avis qu'il me faut, mais des faits précis. J'ai besoin de
témoignages sur ce qui s'est vraiment passé rue des
Coucourdes.
- Par
la tête des pieds de mon lit, tu les auras, ces témoignages
!
- Il
me les faut par écrit. Ce n'est pas gagné, Malika.
Ces femmes ont peur, tu es bien placée pour le savoir. Peur
des autorités, peur de leurs frères ou maris qui les
obligent à porter le voile.
- Écoute,
ma soeur, ici je connais tout le monde. Tout le monde a confiance en
moi. Je vais contacter le patron des Bains. Il me donnera la liste
des personnes qui se trouvaient hier soir au hammam. Même si
je dois y passer la semaine, j'irai les visiter une par une. Elles
me rapporteront fidèlement ce qu'elles ont vu, ça je
te le jure sur le Coran.
- Je
ne t'en demande pas tant !
- Dieu est miséricordieux !
[
Carmen tire de son attaché-case une liasse d'imprimés ]
- À
présent, nous allons faire un petit exercice d'entraînement,
Malika. Retourne-toi deux minutes sans te faire remarquer. Observe
les consommateurs debout derrière le comptoir. Tâche de
mémoriser leurs traits. C'est chose faite ? À la bonne
heure ! Nous allons remplir ce questionnaire ensemble, croquis-types
à l'appui. Morphologie générale : grand, moyen,
petit ? Corpulence : gros, maigre ? Puis les détails du
visage : front plat, bombé ? La forme de l'arcade sourcilière
: accusée ou pas ? La couleur des yeux : noirs, marrons, bleus
? Le menton : rentré, proéminent, fuyant ? Et ainsi de
suite... Important : si tu n'es pas certaine, n'invente pas, coche la
case « n.s.p. ». Tes interlocutrices auront à
faire de même.
Attention
! Ces femmes sont encore sous le coup de l'agression qu'elles ont
subie. Ce sera différent sur site de l'exercice auquel nous
sommes en train de nous livrer une table de bistrot, en toute
tranquillité.
- Une
femme musulmane voit tout, enregistre et sait ce qu'elle dit. Sur
mon honneur, tes fiches seront bien remplies, Carmen. Je te les
ramènerai bientôt.
- Merci
Malika. Je te connais comme une fille délurée, tu
arrives toujours à t'en sortir et puis tu as la baraka.
Maintenant, il faut que j'y aille, j'ai mon taf qui m'attend au
bureau.
- Moi
aussi, ma soeur, je dois faire une permanence au planning familial.
Salamâ, Carmen ! »
Après le départ de Malika, Carmen , en règlant les consommations, réfléchit à la solitude du chef. Elle se prépare à consacrer son après-midi à la gestion des primes et des récupérations du personnel. Un travail qui la barbe et qu'il faut bien faire pourtant. Pendant ce temps, Malika, l'immigrée au salaire de misère, va faire avancer son enquête. En quel monde vivons-nous ? La commissaire imagine que des faits analogues se soient produits dans les beaux quartiers. Que donnerait en ce cas le portrait-robot des malfaiteurs ? Immanquablement, les personnes interrogées évoqueraient des individus basanés, (donc patibulaires, eût dit Coluche) notamment de type maghrébin.
Pas
forcément de mauvaise foi. Juste, comme on dit : « parce
que c'est dans l'air du temps ».
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Lundi 15 mars, 16 heures.
Une nouvelle semaine a commencé. Cela fait à présent huit jours que la toile « des Trois Grâces » a mystérieusement disparu du musée des Beaux-Arts, quatre jours que des musulmanes ont été agressées au hammam de la rue des Coucourdes. Il n'existe aucun lien apparent entre ces deux affaires, et pourtant... des révélations en série sont en train de bouleverser le paysage de l'enquête.
En premier lieu vient le rapport du Lieutenant Pouvreau. Ça, c'est du précis, c'est du sûr. Au moins, le laboratoire est formel sur un point : les empreintes digitales trouvées à l'établissement de bains sont les mêmes que celles relevées autour des alarmes du musée. Ces empreintes ont été scannées, analysées, mises en relation avec celles figurant au fichier des délinquants connus de la police. Sans succès dans un premier temps. Affaire à suivre.
Côté Brigade des moeurs, les recherches vont aussi bon train, de précieuses indications ressortent d'ores et déjà d'une exploration minutieuse du site « epectase.org ». C'est une plate-forme de rencontre où s'affichent toutes sortes de perversions, plus spécialement l'exhibitionnisme, le fétichisme et le sado-masochisme. La Brigade traque depuis un certain temps les habitués de ce site. Personne n'est cependant en mesure de dire qui se cache sous les pseudonymes : « Euphrosine, Aglaé, Thalie ».
Mais
la surprise du jour, c'est la remise par une main anonyme au
vaguemestre du Commissariat d'une enveloppe cachetée format
A4, portant la mention manuscrite : « Commissaire
Escudier, pli confidentiel et personnel ». Ouvrant
cette enveloppe Carmen découvre une liasse d'imprimés
dûment servis et comprend que cet envoi lui vient Malika :
« Au
moins, se dit-elle, la petite n'a pas perdu de temps pour s'acquitter
de sa mission. »
Elle ne croit pas si bien dire. Douze questionnaires ont été remplis. Ils comportent très peu de blancs, ou de mentions « n.s.p. ». À première vue, c'est du très bon travail. Ce n'est pas tout ça, maintenant, il va falloir exploiter ces fiches.
Le
service informatique de l'Hôtel de police dispose d'un logiciel
performant pour traiter ce type d'informations. La saisie des données
résultant des douze questionnaires ne va pas prendre un temps
fou. Demain matin, si tout va bien, la Commissaire disposera d'une
ébauche de portraits-robots, certes sans valeur probante,
mais susceptibles de guider des investigations ultérieures.
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Mardi
16 mars, 10 heures.
Après ces quelques jours de grand froid, le temps semble s'être nettement réchauffé, c'est tant mieux pour tout le monde, excepté les fleurs d'amandier définitivement grillées par le gel, les mimosas ratiboisés et les petites jonquilles qui ont tourné de l'oeil. Il paraît (dixit la météo) que les températures seront en concordance avec le calendrier ce samedi, premier jour du printemps. À cette date - on peut toujours rêver - il n'est pas impossible que les deux « affaires » soient élucidées.
L'heure n'est pourtant pas à batifoler. Le dénouement approche. C'est d'un pas vif que Carmen se rend au musée des Beaux-Arts. Jamais elle ne s'est sentie aussi près de la vérité.
En ce jour de réouverture, une joyeuse ambiance règne dans le hall d'accueil. L'hôtesse de service informe la commissaire que Monsieur le Conservateur, retardé par d'autres obligations, ne pourra la recevoir que dans une vingtaine de minutes.
« Aucune
importance, répond Carmen, je patienterai en salle multimedia.
Cela tombe bien. J'avais justement envie de tester le logiciel de
présentation de l'exposition temporaire.
- Mais
vous êtes ici chez vous, Madame, installez vous
confortablement devant l'appareil. »
Carmen se met en devoir de pianoter. Les oeuvres exposées défilent sous ses yeux de manière virtuelle, assorties des mentions d'usage : taille, support, technique utilisée, lieu de provenance... S'ajoute un commentaire plus ou moins étoffé. « Franchement, se dit-elle, il faut le vouloir pour sortir inculte de ce lieu, au moins que je ne mourrai pas idiote ».
Pourtant
c'est vainement que la Commissaire lance la recherche sur le dessin
préparatoire aux « Trois Grâces »,
en essayant diverses clés d'entrée. Aucune tentative ne
donne de résultat fructueux. « J'en était
pratiquement sûre ! » marmonne-telle en tapant Ctrl
Q
: « fichier/ quitter ».
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« Excusez-moi
de vous avoir fait attendre, Madame le Commissaire, il m'a fallu
tenir un Comité de direction improvisé pour la
réouverture du Musée, lance Geoffroy Lagrandent d'un
ton qui se veut amène.
- Vous
êtes tout excusé, Monsieur le Conservateur. Ce
contre-temps m'a permis d'explorer votre guide interactif des
collections, un outil remarquable, entre nous !
- Il
est vrai que ce programme est convivial en même temps que très
renseigné. Aucune information n'y manque et pourtant, un
enfant de dix ans pourrait y naviguer à l'aise !
- Merci
quand même pour l'idée que vous vous faites de mon âge
mental. Fort heureusement, je ne suis pas susceptible.... Soyons
sérieux : j'ai quelque chose de précis à vous
demander.
- Faites.
- Ce
logiciel de présentation, avez-vous eu l'occasion de le
modifier depuis l'ouverture de l'expo ?
- Certainement
pas ! Il s'agit d'un produit préfabriqué, spécialement
commandé pour la circonstance à un cabinet hautement
spécialisé dans le montage de documents pédagogiques.
Personne ici n'en connaît les codes. Pourquoi cette question
?
- Parce
que votre réponse me conforte dans une certaine conviction.
- Laquelle
?
- Celle
que le tableau prétendu volé n'existe pas et n'a
jamais existé.
[
Le Surintendant des Beaux-Arts
blêmit,
essuie
une goutte de sueur qui perle à son front. ]
- Que...
que voulez-vous dire ? Co... comment pouvez-vous affirmer une
énormité pareille ?
- Monsieur
Lagrandent, je n'ai pas l'habitude de parler au hasard ! Mais je me suis fixée pour règle de « ne rien tenir pour vrai que je ne
l'aie par moi-même auparavant éprouvé et reconnu
comme tel ».
- C'est
un nouvel adage policier ?
- Non,
un extrait du « Discours de la Méthode ».
À présent, portez votre attention sur ces images que
je dispose côte-à-côte. À gauche, les
soi-disant religieuses filmées le sept de ce mois. Ces vues
sont prises par vos caméras de surveillance... une source que
vous ne pouvez contester.
- Leurs
visages sont flous... par contre, on distingue nettement à
l'arrière-plan le « modello » d'Antoine
d'Étienne, preuve que l'oeuvre en question
n'a rien de fictif.
- Malheureusement
pour vous, nos services ont déterminé que cet élément
a été ajouté avec un logiciel de retouche. On
trouve à la Police scientifique d'aussi bons informaticiens
que chez vous, sinon meilleurs. Je poursuis. Juste à côté
des vues précédentes, voici des portraits-robots.
Reconnaissez-vous ces personnages ? Ce sont les trois auteurs
présumés de l'agression du 11 mars, rue des
Coucourdes.
- Que..
quel rapport a ce fait divers avec l'affaire qui nous accupe ?
- Patience,
je vais y venir. Mais auparavant, nous allons nous livrer au petit
jeu des ressemblances. Le premier personnage représenté
: visage carré, traits épais, silhouette massive, est
aisément identifiable à l'adjoint du Maire aux
Affaires culturelles, Onésime Fierabras.
- Impossible.
Vous fantasmez carrément !
- Oh,
que non, Monsieur Lagrandent ! À présent, portez votre
attention sur le second portrait-robot. Silhouette en crochet X,
forme du visage allongée, nez aquilin, ces traits
caractérisent à ne s'y pas tromper le Père
Dupanloup, chargé des Congrégations à l'Évêché.
- Possible...
Je ne connais pas cet homme.
- C'est
ce que vous dites ! Mais le troisième personnage,
pourrez-vous le renier, celui-là ? La cinquantaine, un léger
embonpoint, visage rond, nez retroussé, oreilles décollées.
Regardez-vous donc un instant dans la glace, Monsieur Lagrandent !
[
À cet instant, le Surintendant des Beaux-Arts perd contenance.
On dirait un gamin pris la main dans le pot de confitures. Sous les
yeux médusés de la Commissaire, il se vautre à
quatre pattes sous le bureau, jappe comme un toutou,
lèche les bottes de sa vis-à-vis, s'auto-flagelle. ]
- Fouette-moi
Carmen (tchac !), j'ai complètement raté ma vie (tchac
!), je suis un paumé (tchac !), un minable (tchac !), un bon
à rien (tchac !)
- Arrêtez
cette pitoyable comédie, Monsieur le Conservateur. À
présent, trois choses. Primo, dans le cadre du service, je
n'autorise personne à me tutoyer ni m'appeler par mon prénom.
En second lieu, je déteste que quelqu'un s'avilisse devant
moi. Même et surtout le présumé coupable que
vous êtes, à deux doigts d'être mis en examen.
C'est pourquoi je vous demande de vous relever et d'adopter une
attitude un peu plus digne. Quant au troisième point...
Non... Tous comptes faits, je vous dirai cela lorsque j'aurai obtenu
de vous certains éclaircissements.
- Je sens qu'il va me falloir passer aux aveux, madame le Commissaire.
- Il
serait temps ! Figurez-vous que nous savons déjà
beaucoup de choses sur vous. Vos dérives sexuelles ont été
divulguées en détail par votre ex-épouse sur
son « blog ».
Très instructif ! Vous appartenez au réseau
« Épectase ».... Impossible pour vous
de nier vos nombreux passages sur ce site, trahies par
l'identification de votre login
auprès du fournisseur d'accès. Ceci représente
un travail de routine pour nos agents !
- Fréquenter
un site ne signifie pas pour autant : y jouer un rôle actif.
- J'en
conviens. Onésime Fierabras et les Père Dupanloup sont
à la tête de ce réseau qu'ils ont co-fondé.
Ils devraient être déférés
au Parquet en comparution immédiate pour faits de proxénétisme aggravé,
actes de violence accompagnées d'attentats à la
pudeur. Il est à craindre cependant que la procédure
n'aboutisse pas en raison de possibles pressions exercées par
le Podestat de Septimanie et l'Évêché pour
étouffer l'affaire. Il sera facile d'intimider les femmes du
Bain maure afin qu'elles retirent leur plainte : aucune d'entre
elles n'est en situation régulière. Reste en lice un
troisième larron. C'est vous, Monsieur Lagrandent, qui
servirez de bouc-émissaire. Les chefs d'accusation relevés
contre vous ne sont pas négligables : fausse déclaration,
outrage à la Police, tentative de fraude à
l'assurance.... Convenez que c'est beaucoup pour un simple
comparse. Un point cependant me reste à élucider.
- Lequel
?
- Vos
mobiles. Je ne comprends pas qu'un homme respectable comme vous
- Les
combinaisons de latex, le chat à neuf queues, les candidates
aux coups de fouet, tout cela coûte cher. De plus, je dois
verser une pension alimentaire à mon ex. À présent
,vous savez tout. Qu'est-ce que je risque ?
- Ce
n'est pas à moi qu'il faut demander ça. Honnêtement,
je n'en sais rien.... Disons six mois à deux ans ferme, selon
l'humeur du Tribunal.
- Pardon
! Je me suis laissé entraîner malgré moi, dans
un instant d'égarement. J'ai cédé à des
pulsions...
- Je
doute que vos mauvais penchants servent d'excuse aux yeux des juges.
[
L'orgueilleux Surintendant s'effondre, il n'est plus que l'ombre de
lui-même. Carmen est partagée entre le dégoût
et la pitié. Finalement, c'est le second sentiment qui
l'emporte. Elle reprend :]
-
Quel
gâchis, Monsieur Lagrandent ! Quel dommage pour votre
notoriété, le travail immense que vous avez accompli
dans ce musée et vos états de service, qui sont
brillants. Tout n'est pas perdu, cependant. Il vous reste une chance
de ne pas sombrer. À condition que vous acceptiez de vous
soumettre à la thérapie adaptée. Vous allez être
orienté vers une clinique psychothérapique. Le
traitement de cas comme le vôtre prend quelques mois, certains
patients rechutent, avec d'autres, on enregistre des succès.
En fait, tout dépendra de la volonté que vous avez de
vous en sortir. Voyez de ma part à « La
Palombière » le Professeur Bonnefoy, qui ne
manquera pas de me tenir au courant de la suite des évènements.
D'ici
là, je m'engage à ce que votre dossier demeure dans un
tiroir. Il ne tient qu'à vous que ce brûlot n'en sorte
jamais. Croyez bien, Monsieur Lagrandent, que je prends un gros
risque ce faisant, car j' outrepasse mes pouvoirs. Si j'échoue,
plutôt : si nous échouons, mon indulgence fera scandale
et je serai la première éclaboussée.
Lagrandent marmonne quelques mots qui peuvent passer pour un remerciement. Carmen Escudier prend congé, traîne quelques instants sur les Esplanades. Cette affaire de moeurs l'a tourneboulée. Enfin, la double énigme est résolue, elle aimerait souffler un peu, contempler le débourrage des platanes, écouter les cris joyeux d'enfants qui jouent, humer le parfum subtil de cette matinée de printemps. Malheureusement pour elle, à peine rallumé, son portable crépite aussitôt : « Madame le Commissaire, vous êtes attendue d'urgence à l'Hôtel de Police. On a volé cette nuit le Groupe en marbre des Trois Grâces place de Septimanie ! »
Notes et commentaires :
La représentation des Trois Grâces est un thème récurrent dans la peinture et la sculpture. Les oeuvres des artistes cités sont authentiques et auraient pu figurer dans cette exposition imaginaire, à l'exception notable des « pinceaux vivants » d'Yves Klein.
L'original du Groupe sculpté en 1773 par Étienne d'Antoine est aujourd'hui conservé à l'Opéra de Montpellier. Une réplique se trouve sur la place de la Comédie.
Tous les personnages de cette nouvelle sont fictifs. On retrouvera le Commissaire Escudier et Malika dans le « Cycle du Gitan » (du même auteur, sur le blog « Atelier decrits »). Le rapprochement avec ceratins faits divers récents mettant en cause le port de la burqâ n'est pas fortuit.
« L'épectase » au sens de « mort pendant l'orgasme » est une invention du Canard Enchaîné (1974).
Episode 1; Confessions indiscrètes d'une caméra cachée
Episode
2 : Carmen entre en scène
Episode
3: de la confusion nait l'épectase