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7 avril 2010

Lenteur du voir, par Carole Menahem-Lilin

carolevincent_bioules

Toile de Vincent Bioules,"Hiver-midi", 1977, série Fontaine et place à Aix-en-Provence


Lenteur du voir

 

Ce matin-là, elle était dans la lenteur. Comme lorsqu’elle était enfant et s’oubliait à observer la procession pressée des fourmis ou celle, impavide, des nuages, elle serait bien restée une heure à cette terrasse, à regarder les reflets des nuages passer sur le bassin de la fontaine. La lumière était particulièrement belle ce matin là, un ciel très bleu, une lumière nette, des ombres franches qui tombaient sur la place carrée – et sur tout cela une joie, à se sentir frémir pensa-t-elle – une joie comme elle en éprouvait souvent début février, était-ce les jours qui rallongent ou les premiers frissons de sève aux branches, la coque de l’hiver qu’on sent craquer et peu à peu s’ouvrir ?

Mais il y avait autre chose pensa-t-elle : la lumière, la netteté de la lumière, le sentiment d’être dans un paysage encore nu mais déjà ouvert, lisible, offert en toutes ses parties, chauffé doucement par un soleil timide mais bienveillant. Cette certitude que tout s’offrait – ou s’offrirait – qu’il n’y aurait pas d’arrêt, que si l’on peinait sur un obstacle il suffirait de sauter au chemin suivant… Ce sentiment de légèreté que provoquent certains rêves d’envol.

Ah, demeurer là, debout dans cette lumière allongée, et laisser son ombre partir à l’exploration des petites dalles, là, qui menaient à la fontaine, des différentes sortes de rose et de gris dont elle était parée ; et plus loin à la découverte minutieuse des façades, roses, grises et bleues elles aussi, qui dressaient sous les frontons leurs hauts regards clairs…

Cela lui rappela l’exposition consacrée au Quattrocento, qu’elle avait visitée la veille et qui illuminerait toute sa semaine. Les toiles de cette époque reflétaient son paysage mental de prédilection et comme toujours, leur contemplation l’avait stimulée. Les hommes de cette époque croyaient au pouvoir bienveillant de l’esprit, lui semblait-il. Elle aimait leurs représentations, architecturées, complexes, mais claires et ouvertes sur le ciel de la conscience. La violence était là, présente mais belle, car maîtrisée – une pulsion transformée en curiosité, en débat, en force.

La passion religieuse et la tyrannie étendraient leur ombre sur tout cela mais, un temps, les damiers des places, des façades, des collines, s’étaient dessinés ronds, clairs, incroyablement beaux dans leur miraculeuse précision. La ferveur de voir, pensa-t-elle. Elle aussi en avait toujours été animée, comme si voir pouvait lui donner en partage le monde.

Mais le portable vibra dans sa poche, et la conscience de toutes les choses à faire auxquelles elle s’était engagée s’imposa. Qu’importe : l’espace de quelques minutes – des minutes d’éternité – elle s’était promenée dans l’âme de sa ville.

Elle but, en les savourant, en fermant les yeux, les dernières gouttes de son café, laissa sur la petite table ronde de la terrasse ses 1euro 30, et s’éloigna. Là-bas, au coin de la prochaine rue, elle s’arrêterait et rappellerait l’interlocuteur qui avait cherché à la joindre. Jusque là, jusqu’au coin de la prochaine rue, elle n’était personne : juste une pure conscience, animée par la marche, passant dans le damier des ombres et de la lumière, et en jouissant.

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