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9 avril 2010

La neige, par Roselyne Crohin

La neige

 

 Il fait encore nuit noire ce matin-là lorsque le réveil sonne dans le petit studio des Contamines. Julie et Nathalie se préparent en catimini. Le train de Julie part à 9h à la gare de Saint-Gervais, dans la vallée et il faut compter une bonne demi-heure d’une route toute en virages pour y descendre. C’est Nathalie qui s’est proposée pour conduire son amie. François qui a toujours du mal à se lever n’a pas fait d’objection.

 Voilà, elles sont pratiquement prêtes. Avant de partir, Nathalie veut juste jeter un petit coup d’œil par la fenêtre pour voir quel temps il fait. Elle relève tout doucement le volet roulant à mi-hauteur pour ménager le dormeur. Catastrophe ! Il neige en flocons serrés. Déjà dix centimètres de neige recouvrent la rambarde du balcon.

- François, c’est la cata, il neige ! Je ne me sens pas de conduire jusqu’à la gare. Tu ne peux pas nous accompagner ?

 François, assez contrarié par ce réveil intempestif, se lève malgré tout. Ils font vite les derniers préparatifs et descendent au garage sans dire un mot. L’atmosphère s’alourdit. Puis François lance :

- Je vous avais dit de réserver un taxi. C’était bien mieux.

- Oui, mais maintenant, ça m’étonnerait qu’on arrive à en trouver un, répond Nathalie.

- Alors, on peut se rabattre sur la navette, rétorque François.

- On a vérifié les horaires hier soir. Elle arrive trop tard pour le train, intervient Julie. Ca m’avait d’ailleurs mis en colère !

- François, il faut mettre les chaînes, dit Nathalie. Ce serait plus prudent.

- Hum… non, je ne pense pas que ce soit la peine. C’est de la neige toute fraîche, on va s’enfoncer dedans, mais pas glisser. Et de toutes façons, on n’a plus le temps maintenant.

 François se met au volant comme prévu. Nathalie monte devant et Julie prend place à l’arrière. Un silence crispé s’installe. Nathalie et Julie serrent les dents quand la voiture parvient en haut de la pente du garage et qu’il lui faut s’insérer sur les rails déjà tracés dans la neige. François assure la manœuvre avec maestria. La voiture sort de la résidence au pas, s’engage sur la route départementale toujours aussi lentement, en crissant légèrement sur la poudreuse. Le jour a fini par se lever, mais il est encore bien pâlot. La traversée du village se passe sans encombres.

- Vous voyez, finalement, ça ne glisse pas encore, assure François

- Tu es sûr ? interrogent-elles toutes les deux, histoire d’être rassurées.

- Oui, oui, ils ont sûrement déjà salé, répond-il.

 

 A la sortie des Contamines, François accélère légèrement. Après le cimetière commencent les premiers virages. Nathalie connaît par cœur ce tronçon de route pour l’avoir parcouru des dizaines de fois. Les virages sont serrés et la pente est assez forte. La route suit le cours du torrent qui coule en contrebas. Pour la protéger du précipice, elle est bordée d’un parapet de bois, authentique et très couleur locale. Mais ça n’a pas l’air très résistant. Heureusement, ils roulent côté montagne, se raisonne-t-elle. Mais quand même, elle n’en mène pas large. Il va falloir les mettre, ces chaînes. Mais elle n’ose pas intervenir. Son compagnon va encore s’énerver. Et il vaut mieux qu’il reste concentré sur sa route.

- Mais tu vas trop vite, tu vas trop vite… Ralenti i i i is, lui dit-elle, en essayant de rester le plus calme qu’elle peut

- Oui, oui, je sais bien, mais je n’y arrive pas. C’est comme du savon !

 Effectivement, comme sur une planche à savon, la voiture se laisse glisser. François ne maîtrise plus rien. Il essaie de la redresser, mais celle-ci, emportée par son poids décuplé par l’énergie cinétique, dévale lourdement en travers de la route… Heureusement, il n’y a personne en face ! Tout se passe en deux ou trois secondes à peine avant que… Deux ou trois secondes interminables pour chacun d’eux.

 L’imminence du danger finit de réveiller complètement François. Stimulées par une forte poussée d’adrénaline, toutes ses facultés sont au summum de leur performance. Avec un incomparable sang-froid, il évite de freiner et met toute sa concentration sur la maîtrise de la direction. Au lieu de suivre les virages, ce qui serait parfaitement impossible, il s’applique à garder une trajectoire médiane. Un premier choc à droite fait rebondir le véhicule vers la gauche, comme dans les autos tamponneuses. Agrippé à son volant, il n’a pas le temps de penser. Julie, quant à elle, est rongée de culpabilité. C’est à cause d’elle qu’ils sont tous les trois sur la route et qu’ils vont finir dans le ravin. Cette glissade dans une voiture incontrôlée, elle l’a déjà vécue une fois. C’était elle qui était au volant, cette fois-là, il y a plus de vingt ans. Elle avait freiné brutalement pour éviter un chien, à l’entrée d’un village. Au lieu de piler, la voiture avait virevolté comme sur une piste de patinage pour se retrouver sur la voie opposée, en sens inverse. La virevolte avait été un moment intense, procurant une sensation forte, presque jouissive. A la fin, on se dit : « Ouf, j’ai fait un tête à queue et je repars dans l’autre sens comme si de rien n’était ». Sauf que sur cette voie, elle était rattrapée par une camionnette qui, dans le rétroviseur, s’approchait, s’approchait…

 Nathalie aussi se sent coupable, mais encore plus impuissante et fataliste. Elle vit la scène comme dans un film. Ce n’est pas elle, ce ne sont pas eux trois qui sont en danger sur cette route verglacée. Ca se passe dans un film d’aventure, avec Alain Delon ou Belmondo. Au prochain virage, la voiture va basculer dans le ravin… Mais non, c’est bien François qui conduit. Il a l’air de faire ce qu’il faut. Il ne freine pas. « On a de la chance, il n’y a personne en face », se dit-elle. « On est comme une boule de billard, ballottée d’un bord à l’autre. Bien joué ! Quand on ne peut pas contrer l’ennemi, il faut en tirer parti le plus habilement possible. Comment ce jeu va-t-il finir ? ». Son cœur palpite, son sang est glacé, ses mains en sueur, sa tête va exploser…

 Bang ! Ils se sont écrasés contre le parapet. Parapet en pierre depuis seulement dix mètres. La voiture s’immobilise enfin. Le choc n’a même pas été violent !

      

Roselyne Crohin,

16 mars 2010

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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