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30 septembre 2011

Figuration (épisode1), par Chantal Joanny

Figuration

 

boulangerie2Vu de la boulangerie

 

Mr Tranchant, la quarantaine, costume noir impeccable, se présente devant le comptoir de la boulangerie. Il est 7 h du matin. Dans un sac plastique à cet effet, il enfonce sa baguette et rejoint par la porte de bois épais l'escalier attenant à la devanture. Il habite au 1er au-dessus. On ne l'entend jamais, seulement le crissement des chaises sur son parquet, la porte de son entrée qui grince.

Rentrer sortir acheter le pain venir partir, c'est tout ce que Marie, 23 ans, voit de son poste d'observation au-delà de la vitrine depuis 6 mois qu'elle travaille ici. Elle remplace à la boutique la femme du boulanger enceinte, tandis que celui-ci enfourne dès l'aube les pains à dorer. Elle se sent reine.

Toujours dans le même sens le matin de gauche à droite, le soir de droite à gauche, passe Mr Tranchant, elle sait alors qu'il faut descendre le volet roulant en alu. Ainsi de maints des clients, en général ce sont les plus âgés qui ont un rituel assuré, sans doute un repère dans leurs longues journées de liberté, pour ne pas s'égarer.

Mme Duchemin elle, c'est à 8h pétantes, accompagnée de son chien, qu'elle vient chercher sa baguette, son pain au chocolat et le croissant pour Titi ( il a mal au foie, donc pas de chocolat pour le chien), promenade, caca un peu plus loin au pied du platane mais elle est attentive et a prévu du papier, une poche plastique pour ne pas incommoder les citoyens.

La fille Merlu, 14 ans, sautille, souvent à la bourre, en catastrophe bascule dans la boutique, cherche toujours son porte-monnaie qui sort magique d'endroits improbables. Elle est à moitié décoiffée, la couette en biais et les yeux vrillant dans les trous auréolés de bleu, cernés de crayon noir. Elle a une petite bouche et articule à peine, son sac rose, avec plein d'autocollants, se balance dans son dos.

Madeleine est toujours impeccable, avant le collège elle remonte le pain frais pour ses parents: un modèle de fille qu'on cite à l'envi.

Ainsi va la matinée du fourneau à l'étal, la caisse klaxonne à chaque note.

 

Marie se sent investie d'une mission: la boulangerie, lieu incontournable de survie, première et dernière respiration, qui accouche chaque jour tous ses voisins. La boulangerie, c'est l'office de récupération, le plan B pour les touristes, une arche de Noé qui embarque les divers passagers de la rue Féride Fracas. C'est aussi l'annexe des journaux avec les annonces scotchées sur la grosse caisse-enregistreuse: enfants à garder, 2 pièces à louer, voiture à vendre, matelas à céder... Elle concurrence la pharmacie qui clignote à l'autre bout de la rue. De l'une à l'autre, chaussée tortueuse, le trottoir étroit est vite encombré, et la matinée bien entamée!

 

Tiens! Cela fait une semaine que Mr Tranchant ne s'est pas présenté. S'est-il volatilisé? a t-il changé ses horaires de travail? et d'ailleurs que fait-il? se demande Marie en remontant la grille du magasin, ce lundi 3 novembre 1980.

Son premier client lui fait défection. J'espère qu'il ne va pas se ravitailler en cachette à la boulangerie du rond-point à 5 minutes d'ici, et qu'il ne profite pas de mon occupation pour que je ne le voie pas passer!

Les autres clients eux, reviennent fidèles avec une précision d'horloge.

 

Mais ce matin qu'ont-ils tous? est-ce l'approche de l'hiver? Ils sont plutôt maussades, y a des morals à remonter à la queueleuleu. Quand Mme Duchemin se met à raconter les toussotements de Titi et la diarrhée hier soir après le poulet, Mlle Merlu paye et s'en va, fluide et transparente. Puis Mr Rivière s'ébat au comptoir, il supplante Mme Duchemin qui, ayant perdu du terrain, se résout à aller promener son chien, d'ailleurs celui-ci tire depuis un moment sur la laisse et couine, c'est bon les discours, mais il veut son déjeuner!

Marie, étourdie enchaîne les ventes.

Il est 13h

 

Marie s'apprête à fermer, c'est la pause de midi, elle est déjà dans la rue, accroupie pour verrouiller le volet, dos aux passants, quand surgit une voiture de flics qui se gare bruyamment.

Une femme élégante en sort, mocassins noirs, bas couleur chair, robe vert clair, longs cheveux bruns en éventail sur les épaules, dans les trente ans. Deux gendarmes l'entourent, lui tiennent le bras et l'amènent vers la porte de l'escalier attenant à la boulangerie.

L'un, tournant sa tête vers la jeune fille, d'un ton sec demande: «Mr Tranchant c'est bien ici? »

« Oui messieurs c'est au 1er, mais il n'est pas-là à cette heure-ci »

« Mademoiselle nous savons ce que nous avons à faire! »

Et les 3, de front, grimpent au 1er.

 

16h

 

Marie revient, il est temps de rouvrir. Sur la porte à côté on a posé les scellés.

Les langues se délient « Vous n'avez rien vu? Non Marie n'a rien vu, la faute à la pause déjeuner.

 

Il est dans les 18h quand c'est l'ambulance qui se gare, sans un cri.

La même femme en sort, toujours élégante malgré le grand pansement enserrant sa tête, une perfusion au bras droit. Deux brancardiers tiennent une poche rouge accrochée à un portemanteau et tous trois montent à nouveau l'escalier!

 

Marie en perd son latin et pas moyen de s'échapper pour guetter ce qui se passe à côté! La pression monte, en servant les clients elle jette des oeillades au-dehors, les arbres frissonnent dans le petit vent, le soleil fait des clins d'oeil aux feuilles résistantes, la circulation est toujours animée à cette heure. Tout d'un coup un claquement net la saisit en plein mouvement, le ciel devient violet, ses yeux se braquent au plafond. Elle n'en peut plus! elle se précipite chez Mr Tranchant, au risque de laisser la caisse au tout venant.

 

La porte du 1er grince, elle n'est pas fermée à clé, « Vous m'avez demandée? » ose-t-elle lancer en tournant la poignée! Par la porte entrebaillée, elle se cabre, nez en pointe coupé dans son élan, surprend Mr Tranchant au pied d'un grand lit où git la dame au pansement, la perfusion toujours au bras. Mr Tranchant lui, est-ce bien lui? tout débraillé, en pyjama rayé, couvert de sang, une scie à la main droite, maintient de la main gauche un carré de bois entaillé.

En arrière une caméra sur pied règle la prise. L'un des brancardiers la refoule «Vous êtes dans le champ ». «Ah c'est la boulangère!» lance Mr Tranchant, «amenez-nous de votre brioche qui a l'air si appétissante, on fera une pause ». De nouveau le brancardier: «Oui on tourne une série pour la télé, on en est aux repérages. Lui? Bien sûr c'est notre acteur principal!

Marie reste coite, sa mâchoire inférieure s'écarte dangereusement, elle essuie ses mains sur sa robe tandis qu'elle réalise. Le caméraman reprend: «Vous ne l'aviez pas reconnu? », « Ben heu, pas vraiment! »!

 

Porte fermée, elle dévale les escaliers, jette aux badauds «Il fait de la télé! » et se précipite dans la boutique.

 

Le lendemain tout est redevenu calme, Marie s'affaire à son habitude, mais cette fois y'a de quoi raconter aux clients!

 

Une semaine plus tard, Mr tranchant revient chercher son pain, «C'est sur quelle chaîne que vous allez passer?» demande Marie, «C'est pour la télé canadienne ».

 

C'est que c'est un grand Monsieur que ce Mr Tranchant!

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