Les deux frères, par Louis Portejoie
Ce texte est né de la juxtaposition de deux photos... merci Louis de ce tracé créatif ! Carole.
Les deux frères
Quarante ans ! Ça fait 40 ans qu’ils s’engueulent ! Alors une de plus ou de moins ! Georges a eu beau expliquer à Roger que leur maman n’est plus là ! Que ce n’est pas la peine de tenter frénétiquement d’effacer la tache de coca sur son pantalon ! Ces boissons en carton ça se boit avec une paille ! même que c’est fourni avec, même qu’il y a un couvercle dessus, on plante la paille dans le trou au milieu, et on n’enlève pas le couvercle ! ben oui, c’est comme ça !arrête de râler ! Tout le monde s’en fout de la tâche sur ton pantalon !
Non, maman ne viendra pas nous chercher à 17 heures, non, elle ne va pas t’administrer une fessée retentissante et te faire encore pleurer ! C’est fini ça ! C’était avant ! T’as 70 ans Roger ! Maman elle est morte ! On s’en fout de ton pantalon, tout le monde s’en fout ! Regarde plutôt derrière toi ! Les jeunes maintenant ils en font eux-mêmes des taches ! partout, sur les murs, sur les wagons de chemins de fer, regard Roger ! Retourne-toi ! Laisse tomber ton chiffon ! T’as vu comme c’est beau ? figure-toi que des jeunes , presque des enfants ont fait ça, sûrement la nuit , en cachette , en instantané , quelques envolées de la bombe de peinture , le geste majestueux , rapide , clandestin , et la fuite , vite fait ! Tiens elle est là la bombe ! Ils ont dû cavaler les mômes ! Regarde Roger, tout est dit dans ce graffiti ! oui ça s’appelle un graffiti, on dit même un Graf !tu sais qu’il ya des écoles qui enseignent le Graf ? Tu savais, ça ? Regarde ! il ya marqué « fou », faut croire que t’étais déjà là quand ils ont balancé la peinture ! Ça te va comme un gant !
Allez viens avec moi Roger ! La plage ! Deauville ! Tu te souviens ? Enlève tes pompes ! Tu vas les salir et maman va encore t’engueuler ! Regarde ! je fais des progrès chaque jour, tu vois ? faut tracer vite, sans hésiter, d’un seul coup ! Tu prends la pelle et tu cours en zig zag, tu cherches pas à comprendre ! Hop ! T’as vu ? Pas mal hein ? Demain j’essaierai d’écrire quelque chose et quand je serai prêt, j’achèterai une bombe et j’irai tagger sur les murs ! Tu viendras avec moi hein ?
Allez à toi, essaie ! Tu prends la pelle et tu t’arrêtes surtout pas, tu fais comme si y avait des flics pas loin ! T’as pas le droit de revenir en arrière ! Prêt ? Allez vas-y !
Regarde Roger ! Non mais regarde ! C’est toi qui as fait ça ! Ben oui c’est toi ! à l’école, avec madame Rabier, tu tirais toujours des traits à la règle ! Toujours des carrés ! tu te souviens ? Même qu’elle avait essayé de te faire dessiner des ronds ! pas moyen ! et là t’as fait des ronds, Roger, des serpentines ! Merde alors ! T’es encore plus doué que moi ! Elles sont parfaites tes courbes !
Georges n’en croit pas ses yeux et suit attentivement en marchant le dessin de son frère ! Ça alors ! L’est doué le frangin ! Mais où il est passé encore ? Roger ? ah il est là, au bord de l’eau, son éternelle clope au bec ! il trempe un mouchoir en papier dans la mer et tente de nettoyer la tache sur son pantalon !
Louis Portejoie
Visuels de Carole Menahem-Lilin