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7 novembre 2011

Défaites vos paquets! par Danièle Chauvin

Cette nouvelle est née d'un thème : "Fêtes et défaites". Danièle a su en tirer parti de manière très vivante. Emotions, réflexions, parcours de vies... Carole

Défaites vos paquets !

« Défaites vos paquets ! »

La fête est à son comble.

Tout le monde est réuni autour d’Élisabeth et Claude.

                               

Élisabeth a épousé Claude en secondes noces très tardives. Comme les vendanges, ses noces-là furent celles de la maturité dorée, récolte de fruits gorgés du soleil de leurs vies.

Leur existence, avant leur rencontre, ressemblait grossièrement à l’image qu’ils s’étaient dessinée au fil de leur enfance, modifiée par l’intransigeance et l’idéalisme de leur adolescence, puis corrigée par le réalisme du quotidien et enfin bouleversée par les épreuves inévitables. Chacun avait suivi sa route, assez traditionnelle. Mariage en blanc, riz jeté par la jeunesse invitée, discours du marié à l’apéritif, chansons populaires au dessert, bal au son des morceaux en vogue, la fête s’inscrivait en charnière entre l’insouciance du célibat et la responsabilité de l’engagement à deux. Le chemin suivi, accepté par compromis ou choisi par conviction, les avait conduits inexorablement l’un vers l’autre.

 ***

 Élisabeth et son mari Jean-Luc se sont perdus de vue.

Tout avait si bien commencé si l’on en jugeait par les photos, instants éphémères, capturés sur papier glacé. Témoins passifs de moments que l’on pensait essentiels, elles représentent généralement les fêtes autour du gâteau d’anniversaire, du sapin de Noël ou de la remise du diplôme mérité. Les clichés de la vie éveillent la nostalgie des temps heureux ou… le regret des erreurs commises.

Élisabeth coexistait depuis de longues années avec Jean-Luc, mari distrait, se contentant du train-train quotidien, de l’avancement par ancienneté et des matchs de foot à la télé, mais brave homme, en apparence. Leurs enfants, Aurélie, Caroline et Benoît constituaient l’essentiel de leurs conversations à propos des décisions incontournables que tous les parents doivent prendre.

Sur le point de faire un choix professionnel crucial, Élisabeth exposa à Jean-Luc la situation et l’enthousiasme qui la motivaient. Il la regarda, effaré de rencontrer ce jour-là une Élisabeth qu’il ne connaissait pas. La perspective de ses absences régulièrement répétées loin de la maison, de la désorganisation de sa routine le priva d’abord de toute réaction. Puis il s’enferma dans un mutisme indigné. Quand il en sortit, ce fut pour dire : « Je ne supporterai pas cela. » Une violente décharge étreignit Élisabeth. En un éclair, la vacuité de sa vie lui sauta aux yeux. Elle respira profondément et lui annonça sa volonté de le quitter. Jamais Jean-Luc n’aurait pensé sa femme capable d’une telle incongruité. Cette nouvelle l’assomma. Quand il se réveilla, Élisabeth lui était désormais inaccessible. Le divorce se déroula comme tous les divorces, lentement, difficilement et chacun y perdit des plumes. Il n’y eut pas de photo de cette défaite.

 

Aurélie, Caroline et Benoît résidèrent une semaine chez leur père, l’autre chez leur mère.

Élisabeth exerça ses nouvelles fonctions avec passion. Ses enfants, devenus presque adultes, sollicitaient souvent son opinion. Élisabeth ouvrait alors le réfrigérateur et les placards de la cuisine. Un festin improvisé stimulait les esprits et rendaient les langues agiles. Des conversations passionnées naissaient spontanément ces soirs-là. On reconstruisait le monde, tantôt sérieux comme des papes, tantôt hilares à la suite d’un bon mot. Fêtes de la complicité.

 ***

Le mariage de Claude était une réussite. Il avait épousé, pour le meilleur et pour le pire, la douce Françoise.

Le meilleur leur fut d’abord largement distribué. Ils s’étaient rencontrés au travail, où ils s’étaient immédiatement reconnus. Leur binôme constitué par hasard pour une mission s’était révélé particulièrement efficace. Leur patron, soucieux de la bonne évolution de son entreprise, prit rapidement l’habitude de s’appuyer sur leur complémentarité évidente. Claude et Françoise, associés dans le travail ne tardèrent pas à s’apercevoir que, séparés, ils s’ennuyaient. Ils décidèrent de s’unir devant les hommes. Leur bonheur rayonnait. Chaque jour était une nouvelle fête. Le soleil, la pluie, l’orage, le travail, le repos, les vacances, les voyages, tout était prétexte à goûter les délices la vie. Ils se sentaient tellement pleins d’amour qu’ils se virent bientôt dans l’urgence de le partager.

Stéphanie et Delphine naquirent, ensemble. Réjouissance dans le cercle familial, cadeaux de bienvenue de la part des collègues. Photos de la naissance, photos de la fête du baptême, photos des premiers pas, du premier jour d’école, photos des vacances en bord de mer, à la montagne, photos des réunions familiales sur la pelouse de la maison.

Il y eut évidemment quelques défaites, toujours majeures pour l’enfant qui les vit. Quand Stéphanie laissa s’échapper son ballon rouge au-dessus du square. Quand Delphine cassa son seau de plage en tombant dessus. Et les premières amours déçues. Sans parler des fâcheries « définitives » -heureusement suivies de réconciliations émues- contre les parents qui, décidément ne comprenaient rien à rien. Il y eut aussi quelques défaites d’adultes. Un rendez-vous manqué provoqué par un malentendu faillit ébranler l’édifice de leur entente. Des vacances compromises par une mission aussi inattendue qu’urgente ont couvert le ciel de leur été d’un lourd nuage d’orage. Ils n’avaient pu négocier un report de date ni pour la mission, ni pour leur voyage et l’assurance n’avait remboursé qu’une maigre partie des frais engagés. Leur entreprise avait bien voulu faire « un geste ». Le mal était fait. Le temps perdu ne se rattrape pas.

 

Un jour, Françoise constata la présence une grosseur au sein gauche. Le diagnostic tomba. Les chances étaient minces. Toute la famille se battit énergiquement. Le temps était compté. Il ne fallait pas le gaspiller. Les fêtes prirent une coloration plus soutenue. On dégusta les heures gagnées sur la souffrance. Les liens se renforcèrent encore, comme pour contenir l’évolution inéluctable de la maladie. On lutta contre le mauvais sort, afin d’en reculer l’échéance. Les jeux n’étaient pas égaux. Pourtant, on refusa de se laisser envahir par la détresse. Si la maladie remporta la victoire, elle ne parvint pas à mettre en échec le courage alimenté par l’amour et la tendresse dont Françoise fut entourée jusqu’à son dernier souffle.

Certaines défaites, pourtant d’une grande cruauté, sont ferment de vie.

 ***

                              Claude est en retraite. Il profite de ses petits-enfants, Julien, né chez Stéphanie, Amandine et Fabrice, nés chez Delphine. Le mercredi et une partie des vacances scolaires sont l’occasion de venir chez papy, le roi du barbecue, du jeu des petits chevaux et de la pétanque.

Élisabeth s’est installée dans la petite maison qu’elle avait aménagée les dernières années de son activité. La crémaillère n’est pas encore pendue. Ses enfants sont loin d’ici. Seule Caroline va bientôt revenir avec son mari : ils vont installer leur café littéraire dans la ville.

 

Delphine, assise en face de Claude, sirote son thé en attendant que Fabrice et Amandine terminent de ranger leurs jouets avant de partir.

─ Ils n’ont pas été trop turbulents ?

─ Oh tu sais bien que non. Je suis toujours si content de les accueillir !

─ Tiens, au fait, tu te rappelles ma copine de lycée, Caroline ?

─ Oui, je m’en souviens.

─ En réalité, nous sommes toujours restées en contact. Et bien, elle est revenue dans la région et elle ouvre son café littéraire à deux rues d’ici avec son mari. Elle m’a invitée à l’inauguration. Stéphanie aussi a été invitée. Elle me l’a dit hier au téléphone. Tu viendras avec nous ? Caroline a insisté sur le fait que ce sera très convivial, très familial. Elle a réussi à y réunir son frère et sa sœur les globe-trotters.

─ Pourquoi les globe-trotters ?

─ Et bien, Aurélie parcourt le monde pour suivre son ami Sébastien, qui est ornithologue, à la recherche des espèces d’oiseaux inconnues. Et Benoît travaille à Paris mais il se déplace très souvent sur tous les salons internationaux : il se passionne pour toutes les nouveautés technologiques propres à améliorer notre quotidien. Il assure que c’est le début d’une ère nouvelle. Selon lui, personne n’y échappera.

─ Il y a déjà longtemps, vous étiez souvent les uns chez les autres, durant vos années de lycée. Je trouvais ces jeunes très intéressants et j’aimais bien que vous les fréquentiez. Mais leurs parents sont séparés, je crois.

─ Oui. Cela a eu lieu l’année où Caroline passait son bacc. La pauvre n’a pas pu fêter sa réussite comme les autres filles. C’est peut-être pour rattraper ce temps-là qu’elle organise cette inauguration. Bon, alors, tu viens ?

─ Pourquoi pas.

 

Élisabeth, affable, passe d’un groupe à l’autre. Elle se penche vers sa fille, interrogative. Caroline jette un regard discret vers la porte, répond à sa mère.

Claude est arrivé avant Stéphanie et Delphine. Il ne reconnaît personne. Intimidé, il s’immobilise sur le seuil. Caroline, elle, l’a reconnu. Elle s’avance, se présente, passe son bras sous le sien. Elle le conduit auprès des autres. Comme tous ces jeunes ont changé !

─ Vous connaissez ma mère : elle venait nous chercher chez vous quand Delphine et Stéphanie nous invitaient.

Élisabeth, souriante, lui tend la main. Il la salue, étonné. Il se rappelait une petite femme effacée, toujours vêtue de gris et de noir, coiffée à la va-vite. Le voici en présence d’une personne élégante, sûre d’elle, qui l’entraîne vers le buffet. Il saisit un verre de champagne, le lui offre, en prend un autre :

─ Je porte un toast à la réussite de nos enfants. Bravo pour cette petite cérémonie.

─ Merci. Je suis heureuse pour Caroline et son mari : c’est un succès. Je souhaite que leur avenir soit à l’image de cette soirée.

Claude se sent de nouveau jeune. Il s’étonne de l’émoi qui monte soudain en lui. Il croyait son cœur éteint en même temps que celui de Françoise. Il s’enhardit.

─ Que penseriez-vous si je vous invitais au concert ? La semaine prochaine, l’orchestre philharmonique de Berlin interprétera des œuvres de Beethoven et de Mahler à l’auditorium.

─ Je penserais que c’est une charmante idée !

 ***

Élisabeth et Claude ont élu domicile dans la maison d’Élisabeth. La crémaillère sera pendue en ce début de juillet. Pour l’occasion, les petits enfants, porteurs d’espoir, promesse d’avenir, seront gâtés. Élisabeth et Claude ont pris grand plaisir à choisir avec soin chaque cadeau.

« Défaites vos paquets ! »

La fête est à son comble.

Au signal, les petites mains potelées, telles les abeilles affairées sur les lavandes d’été, s’agitent au-dessus des paquets. Bruissements de papier froissé, déchiré. Cris aigus, brefs, joyeux. Exclamations étonnées, enchantées. Sophie, Julien, Amandine et Fabrice manifestent bruyamment leur plaisir.

Regards attendris, les aînés sourient devant le bonheur rayonnant des enfants.

La pendaison de la crémaillère, symbole de l’établissement d’un nouveau foyer, réunit aujourd’hui toute la famille autour d’Élisabeth et de Claude.

C’est une belle fête, défaite des années sombres.

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