Café de nuit, par Louis Portejoie

Il est six heures du soir , mon verre est aux trois quarts vide , et la nuit commence : le café est plein, plein de gens qui n’ont pas à écrire ce soir .

les deux amoureux là - bas , prés de la fenêtre jouent à s’aimer , ils sont des héros de roman sans le savoir, est- ce qu’ils réalisent qu’ils jouent ? est ce qu’ils écriront plus tard cette soirée ? ou bien quelqu’un racontera- t’il leur vie ? ça se raconte une vie ?

 la dame à gauche , qui caresse machinalement son petit chien , elle est assez âgée pour avoir vécu de quoi écrire un roman , alors pourquoi n’écrit- elle pas ? une vie n’existe t’ elle que si on la raconte ? elle doit avoir chez elle , cachées quelque part , les lettres de l’homme qu’elle a aimé , de plusieurs hommes peut être !

le type au fond , affalé sur la banquette, dans les vapeurs d’alcool , qui semble marmonner un monologue sans fin , à qui parle- t’il ? quand on a risqué sa vie , à la lisière de la déraison , quand on a chaloupé des années durant dans l’attirance du gouffre ,est- ce ça suffit pour devenir Baudelaire , ou Rimbaud ? est ce qu’il faut payer pour écrire ? est ce qu’il faut échanger quelque chose ? risquer quelque chose ?

Je n’ai jamais rien risqué ,il ne m’est jamais rien arrivé que la répétition ennuyeuse du quotidien ; je suis de ceux qui n’ont rien à raconter .Alors qu’est ce que je fous là ,avec mon calepin dont les pages ne tournent pas, avec mon stylo qui redit toujours la même chose sous des formes différentes ? Qu’est ce j’ai à raconter? mon mariage ? mes enfants ? mon boulot ?

la vieille dame a commandé un plat du jour et mange posément , sa fourchette navigue entre elle et son chien qui est une chienne ,elle répète câlinement son nom : « Milka » , et semble lui parler ; elle est habillée d’une robe rouge et assez outrageusement maquillée , elle doit avoir 70 ans peut être , son cou est orné d’un collier de perles , et elle porte à son poignet une montre en or . Pas d’alliance , ses ongles sont vernis de rouge criard , elle a des mains belles encore , ridées mais fines , avec des doigts effilés qu’elle écarte comme lorsqu’on veut les faire sécher après les avoir lavés . Elle doit être veuve sans doute , a sûrement des enfants , comme tout le monde.

Mais elle n’est pas comme tout le monde , son mari l’a abandonnée un an ou deux après son premier mariage , ou alors il était militaire et a été fauché brutalement par une balle pendant la guerre , ou alors elle a rencontré pendant l’occupation un officier allemand qui s’est assis un soir devant son piano dans le salon coquet de l’avenue Mozart ,et a joué « La valse de l’adieu » de Chopin »…,avec une sensibilité qui l’a émue aux larmes , elle a chaviré , l’a aimé d’un amour immense ,peut être à la libération a-t-elle été offerte au regard haineux et dédaigneux de ses voisins ; le crâne tondu , jetée sur une charrette , sous les quolibets de la foule qui n’avait jamais entendu la valse de l’adieu ! Ou alors peut être a-t-elle caché ou aidé des juifs pour les soustraire à la barbarie , oui , ça doit plutôt être quelque chose comme ça ! et alors , ou alors ,et alors !

Je recommande fébrilement une autre bière , mon stylo s’impatiente ,quelque chose arrive , quelque chose m’arrive , je ne sais plus quel écrivain américain disait qu’il ne faut pas escalader je ne sais quelle échelle pour aller chercher la lune , il suffit de s’asseoir devant une flaque d’eau et d’attendre : elle viendra à un moment ou un autre ! La dame se lève , prend sa petite chienne sous son bras , et s’en va . C’est à moi de jouer ! Les mots s’alignent sans que je les commande ,comme mus par une dynamique connue d’eux seuls , je noircis des pages , je suis heureux et ma main galope de feuillet en feuillet .Je suis libre .Ce n’est qu’après qu’il faudra rédiger un roman organisé , réglé , bien calculé : ce roman .