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17 janvier 2012

Le sabordage de Boris Maquet, par Jean-claude Boyrie

Maurice Baquet
 

Le concert était programmé pour le début du mois d'octobre. En première partie, Boris Maquet devait exécuter une suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Au menu de la seconde partie était inscrite la fameuse sonate de Kodaly. C'est une pièce diabolique à jouer, même par un spécialiste, car les cordes tour à tour pincées, frottées, percutées, doivent être constamment malmenées, voire martyrisées pour imiter le son de divers instruments.

L'été durant, le soliste s'était entraîné pour son récital, qui devait constituer le point d'orgue de sa carrière. À force de répétitions, le mimétisme jouant, il en arrivait à faire corps avec son instrument. Cet engin valait une fortune, on ne dirait pas. C'était une chose immense et fragile à la fois, bien plus qu'une simple table d'harmonie avec une âme à l'intérieur et des cordes par dessus, sa coiffure en volute et ses deux joues percées pour recevoir les chevilles. Les jambes du violoncelliste ne décollaient plus de la caisse de résonance, il ressentait l'archet non comme un accessoire, mais comme une partie de lui-même, en prolongement de son avant bras. Sa main, par cet appendice interposé, frôlait les cordes. Boris en tirait une plainte émouvante à l'imitation de la voix humaine. La sienne propre ? Difficile à savoir ! Boris, taiseux par nature, n'extériorisait ses sentiments qu'au travers de la musique qu'il produisait.

Au fur et à mesure que la date du concert approchait, le violoncelliste se montrait de plus en plus inquiet et nerveux. Plus il répétait, moins il se sentait prêt pour l'échéance fatidique. Il avait même l'impression que son jeu régressait. Bizarrement, c'était comme si l'instrument qu'il chérissait tant, s'éloignait de lui. Boris relut le programme avec un oeil critique. La partition de Bach, un classique de son répertoire, d'une tonalité sombre, lui causait à présent un mortel ennui. C'était comme si cette musique s'était brusquement vidée de son contenu émotionnel. La sonate de Kodaly qu'il croyait bien maîtriser, elle se réduisait pour lui à un pur exercice de solfège sans âme ni signification.

En ce jour précédant l'équinoxe, l'air était tiède et embaumé. Par un temps pareil, Boris n'avait pas franchement envie de rester enfermé dans son cabinet de travail. Pour mieux goûter la douceur du soir, il s'était rendu, portant son violoncelle, en un lieu de répétitions improbable, où nul ne le dérangerait. Maguide était un nom magique, émergeant tout droit de sa petite enfance : on y trouvait une minuscule plage, univers lacustre où le sable clair se mêlait au varech. De frêles prêles et l'Osmonde, royale fougère, colonisaient les rives du plan d'eau. Les grenouilles rainettes – il y en avait des rousses, des vertes et des pas mûres - coassaient à qui mieux mieux. De temps à autre, un plouf discret trahissait leurs ébats. S'ensuivait sur l'eau calme un train renouvelé d'ondes concentriques. Une odeur douceâtre d'algue en décomposition montait à ses narines, se mêlant au parfum balsamique des pins. Le tapis d'aiguilles pliait sous les pas de l'instrumentiste avec un crissement sec.

Boris s'efforça de faire le vide dans sa tête. Il voulait rester zen et chasser les idées parasites. Son regard se perdit parmi les frondaisons. La surface de l'étang scintillait, fascinant miroir, un vrai piège à lumière. Une légère brise agitait l'eau ferrugineuse, y créant des remous, toujours changeants, sans cesse renouvelés. C'était un frémissement charnel, ample et puissant. « Seul l'éphémère dure.... », songea-t-il. L'oeil se laissait prendre au mirage de minuscules reflets jouant sur l'eau frissonnante. Il y avait peu de profondeur à cet endroit. Le petit monde des insectes s'agitait à l'envi parmi les iris nains, les renoncules et les lentilles d'eau. Le silence de ce lieu n'était qu'un faux semblant : sur fond de basse continue – bourdonnement d'un moustique, stridulation des grillons, va-et-vient d'une nèpe, l'envol d'un martin-pêcheur ou le poser d'une libellule complétaient l'harmonie. Boris installa son siège pliant sur la plage et tenta vainement de caler son instrument sur ce support instable. Impossible de ficher la pique en métal dans le sol mouvant qui se dérobait sous elle : la caisse du violoncelle glissait constamment.

Boris estima qu'il ne ferait rien de bon dans ces conditions. Son archet racla la table d'harmonie en une ultime tentative. À peine mieux que si c'était pire, se dit-il. Inutile d'insister. Les bruits de la nature couvraient la voix de son instrument. Pensant qu'il était désaccordé, l'artiste serra les chevilles latérales pour contrôler la tension des cordes. Puis il appuya sa chaussure sur l'éclisse du sillet, en manière de frettage. Le résultat fut consternant : une cacophonie digne des miaulements d'un chat. Rien à voir avec l'appel en crécelle de la fauvette ( « tri tri tri »), le chant rythmé de la mésange (« tilidé, tilidé »), ou le doux murmure de la tourterelle (« rrou rrrou »). Que valait la vibration des cordes par rapport à la voix flûtée du rouge-queue (« tsssit tssissit »), le rire moqueur du pic-vert (« kia ki kak »), aux aigres injonctions du rollier aux vives couleurs, au mélodieux gazouillis du rouge-gorge et aux trilles du chardonneret. Conscient de la vanité de son jeu, Boris posa l'archet, et se contenta d'observer silencieusement l'étang , prêtant l'oreilll eau gémissement du vent. Il pensa que jamais une musique humaine, aussi subtile et savante fût-elle, ne serait à la hauteur de la symphonie des éléments. Mieux valait renoncer à jouer.

D'une simple pichenette, le soliste désabusé fit basculer le violoncelle qui s'effondra dans le sable avec un bruit mou. Sa main le guida jusqu'à cette frange indécise où les vaguelettes venaient mourir l'une après l'autre, se résorbant sur la grève en un doux clapotis. L'une d'elles, plus forte que les autres, s'en vint hardiment lécher la caisse en bois verni. L'érable vénérable décolla du sable et se mit à flotter. L'instrument partit à la dérive, aussi dérisoire et léger qu'une coque de noix.

Boris, dans un état second, résolut de le rejoindre. Le maestro, renonçant à toute dignité, se défit de sa tenue de soirée, queue de pie et noeud paps inclus. Puis, en caleçon, chaussettes et fixe-chaussettes, il s'immergea dans l'eau trouble. Il ignorait où son aventure le mènerait, cela n'avait aucune importance.

Le courant poussait le violoncelle qui, rapidement, prit du large. Boris suivait à la nage. Alors que la nuit tombait sur l'étang, le vent forcit brusquement. Les sombres remous s'amplifièrent.
Naufrage involontaire ou sabordage organisé ? Les ouïes (spectacle inouï) s'ouvraient dans la caisse en double
f comme faille et fissure, une plaie ouverte au flanc de l'instrument où l'eau s'engouffra. Quelques instants s'écoulèrent... Ce fut une interminable attente. Il semblait que le temps lui-même s'engloutît avec un obscène glouglou. Puis, le frêle esquif tournoya trois fois sur lui-même, avant d'être dévoré sans retour par des abîmes insoupçonnés. Seul rescapé du naufrage, Boris nageait en surface de l'étang, sa tête émergeant du vaste gouffre. Il lutta courageusement pour revenir sur la terre ferme où il avait laissé ses vêtements, car un virtuose en caleçon, cela n'a pas de sens. Il devait être écrit quelque part qu'il ne se produirait rien de grave et que le soliste s'en sortirait sain et sauf.

C'était juste que son prochain récital allait tomber à l'eau.

Et puis, il ne fallait surtout pas qu'il y eût de noyé dans la nouvelle.

 

Notes et commentaires :

Texte inspiré d'une photographie de robert Doisneau (1957) : « Le sabordage de Maurice Baquet », ce dernier étant violoncelliste et acteur ami du photographe. Les images de la fin sont empruntées à Virgile, Énéide, Livre 1, v. 118 : « Apparent rari nantes in gurgite vasto ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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