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5 avril 2012

Parade nuptiale, par Jean-Claude Boyrie

Parade nuptiale.

 FLAMANT

« Je viens de prendre la météo. Tu sais quoi, ma chérie ? On annonce enfin le redoux pour dimanche ! Après dix jours de grand froid, voilà une nouvelle qui réchauffe.

  - Ben oui... ce n'est pas trop tôt !

  - Que du soleil... un ciel tout bleu... ça devrait te réjouir.

  - Mouef, pas trop. Paraît aussi que le mistral va reprendre à la force six, voilà une nouvelle qui décoiffe.

  - Écoute, Léa, même s'il vente un peu (normal à cette saison !), ça reste quand même du beau temps. Si cela continue, on pourrait envisager de faire un tour en Camargue dimanche.

  - La Camargue, encore et toujours ! T'es vraiment pas original, Pierrot. C'est toujours là que tu m'emmènes ! Il y a d'autres endroits où aller.

  - Juste que ça nous permettrait d'assister à la parade nuptiale des flamants roses. Elle commence aux premiers beaux jours, elle devrait bientôt commencer.

  - Toi et tes bestioles, alors ! Leur parade, tu parles d'un spectacle, on a déjà donné.

  - La dernière fois, c'était il y a dix ans.

Pierre a sa petite idée derrière la tête. Un rêve, en fait : il aimerait revenir au Vacarès avec Léa ! Autrefois, il passait des journées entières au bord de l'étang, à observer les oiseaux à la jumelle. En anglais, ça s'appelle le birdwatching, une addiction qui vaut bien l'alcool et la drogue. Dissimulé dans une cabane au milieu des joncs et des roseaux, Pierre avait l'impression de vivre parmi la gent ailée. 

Un seul souci, mais de taille : la contemplation de la nature n'intéressait pas du tout sa compagne. Léa préférait des loisirs plus actifs : sortir en bonne compagnie, s'amuser, vivre a cent à l'heure. Pierre avait tenté de s'adapter, progressivement mis un bémol à ses activité ornithologiques. Il avait même fini par abandonner ses escapades en Camargue, craignant de perdre Léa.

Aujourd'hui, c'est différent, son vieux démon l'a repris. Durant la période de gel, les oiseaux ont vécu un drame, relayé par les médias. Pierre a beaucoup pensé à eux en écoutant la télé, en lisant les journaux. Il imagine les infortunés échassiers piégés dans le marais, les pattes coincées dans la glace et sans possibilité de se nourrir. Ces pauvres chéris périssent là par centaines, selon le témoignage des associations de protection de l'avifaune en détresse. Sur le terrain, leurs adeptes font des miracles pour récupérer les sujets malades ou blessés. Pas facile, se dit Pierre, admiratif, de secourir les flamants dans la nature. Mine de rien, ces volatiles lancent de furieux coup de bec en direction de ceux qui tentent de les approcher. Ça peut faire mal, mieux vaut se protéger. Après avoir fait l'objet de soins attentifs au centre de sauvetage du Pont de Gault, les oiseaux survivants sont remis en liberté. Quel plaisir de les voir s'ébattre et danser joyeusement, oublieux des récents frimas, dès les premiers rayons de soleil.

Léa ne partage pas son enthousiasme, elle hoche la tête. Même pour faire plaisir à Pierre, elle ne l'accompagnera pas dimanche dans les zones humides pour voir parader les flamants. Ni même un autre jour, d'ailleurs. Elle abomine ces terrains mouvants où l'on patauge et l'on enfonce, juste bons à salir les escarpins. Non, elle n'ira pas en Camargue. Elle a d'autres sujets d'intérêt. Quand son compagnon lui demande de quoi elle a envie, elle répond : « Mais de rien ! », l'air étrangement absent.

Pierre insiste, il essaie quand même de transiger.

« Tu vas voir.... On ne restera qu'une heure ou deux dans la réserve ! Après, cap sur les Saintes-Maries, c'est promis juré ! Tiens, je t'invite à déjeûner : on va se faire une bonne bourride au Restaurant du Port. Avec un petit vin de sable en prime, c'est un délice !

  - Tu es sûr qu'il existe toujours, le restaurant du port ? Et si oui, qu'il est ouvert en ce moment ?Il suffit de vérifier sur internet. Je cherche sur le site « bien-manger.com », youpi, le voilà, c'est facile à .trouver. Je lis : « ouvert en toutes saisons du mardi au dimanche ».

  - Tiens, ton restau n'a plus que deux étoiles au guide Michelin. À l'époque, c'était trois.

  - Pt'-êt' bien qu'ils ont changé de chef, ou alors c'est le bibendum qu'a fait sa crise. Les étoiles, tu sais, ça va, ça vient, il ne faut pas leur accorder plus d'importance quelle n'en ont.

  - Non, mais rien n'interdit de changer de crémerie, on peut choisir plus près. Dans notre quartier, par exemple. Après tout, pourquoi le restaurant du port plutôt qu'un autre ?

  - Parce que c'est là que nous allions ensemble autrefois. Parce que ce lieu nous évoque tant de merveilleux souvenirs !

Juste ce qu'il ne fallait pas dire ! La jeune femme bondit. Les pèlerinages, assez peu pour elle ! D'accord pour faire un bon repas ensemble, ça ne se refuse pas... d'accord pour aller n'importe où, enfin pas trop loin, mais pas là. Léa ne veut rien faire avec Pierre qui puisse évoquer le temps où....

Pierre se croit obligé d'aller chercher leur vieil album photos. L'ouvre, le compulse, le feuillette. Léa regarde avec dédain les épreuves sur papier brillant, aujourd'hui ternies. Les couleurs ont tourné. C'est l'inconvénient de l'argentique. À présent tout est stocké sur la carte mémoire, ça tient moins de place. Pierre trouve émouvant de revoir ces anciens clichés, même si les couleurs ont tourné. Sur cette image, on voit un groupe de flamant assemblé pour la parade nuptiale. Leur étrange ballet s'entrecoupe de soudains envols, indécis tourbillons, volutes, fulgurances. Voici deux longs cols qui s'enroulent, esquissant une arabesque en forme de coeur. Curieuse image : on dirait un fait exprès. Aucun trucage, pourtant. Sur cette autre, les oiseaux se bécotent, au sens propre. En période de reproduction, leur caquet fait un boucan pas croyable. Sur un indiscret cliché qu'il eût mieux valu censurer, le mâle apparaît juché sur le dos de la femelle. On passe. Ici, Pierre et Léa se sont photographiés mutuellement, contemplant le ballet des oiseaux. Ils ont l'air de nager dans le bonheur tout autant qu'eux. On remarque ensuite une photo du couple, prise sur le toit de l'église, aux Saintes-Maries. De là-haut, le panorama est superbe. Léa retient ses jupes, il devait y avoir du vent ce jour-là. Tiens, voilà le restaurant du port, on y arrive, on y est. Pierre et Léa posent attablés côte-à-côte (est-ce le serveur ou un autre client qui a pris la photo?) Devant eux est placée à l' évidence une soupière de bourride accompagnée de la traditionnelle assiette de croûtons à l'aïoli. « Ça devait être bien bon ! » commente Pierre.

Léa réagit avec indifférence à ces images anciennes, périmées à ses yeux.

«  Bof... pourquoi garder (et surtout regarder) ça ? Crois-moi, Pierrot, il vaut mieux vivre au présent. Le passé, c'est dépassé, sans jeu de mots. Depuis l'époque de ces photos, le contexte a changé. Nous aussi ne sommes plus les mêmes. Nous n'y pouvons rien ni l'un ni l'autre. »

Lui ne comprend pas ou fait semblant. Il s'obstine, étant de ceux qui poursuivent leur idée inlassablement, quoi qu'il arrive, et sont incapables de s'arrêter, même étant conscients d'avoir fait fausse route. Pierre tente une diversion :

« À propos, il y une éternité que je n'ai pas fait le plein. Il faut absolument que je passe à la pompe avant dimanche. Avec le prix du gas-oil qui grimpe de dix centimes par jour, autant prendre ses précautions sans tarder !

  - Tu ne crois pas qu'il serait préférable d'économiser le carburant ?

  - Oui, c'est pourquoi j'essaie de pratiquer une conduite plus souple !Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je pensais juste : en roulant moins. Fais le calcul : un aller-retour aux Saintes-Maries représente cent soixante kilomètres, ou pas loin. Ajoute un crochet par le Pont de Gault , tu peux en mettre quinze ou vingt de plus, on n'est pas loin des deux cents. Tu trouves ça raisonnable, toi ?

  - Pas vraiment. Songe que chaque jour, on fait quarante bornes entre la maison et le boulot. Multiplie ça par cinq jours ouvrables, tu fais le trajet de la Camargue en une semaine.

  - Oui, sauf que ça s'ajoute. Et puis, songe à l'effet de serre et l'empreinte carbone que tu laisses. Pour un écologiste, ou prétendu tel, je te trouve plutôt moyen.

 Pierre pense qu'il devrait changer de tactique avec son amie. Une fille indégivrable ! Mais lui, soyons franc, n'est-il pas un peu tyrannique avec elle? Il devrait se montrer plus patient, plus prévenant avec elle. Léa a droit à des égards, il lui faut la prendre en douceur, éviter de la brusquer. Pierre est tout de même conscient qu'elle ne ressent pas (ou plus) les choses comme lui.

Il adopte, après avoir mûrement réfléchi, une position de repli peu courageuse, mais prudente. On ira bien en Camargue, mais pas forcément ce dimanche. Si l'on attend une semaine de plus, les choses auront le temps de s'arranger, l'étang du Vacarès ne changera pas de place pour autant, le restaurant du port non plus. Quant à la parade nuptiale, elle dure jusqu'au 1er avril, disons jusqu'au 31 mars une année bissextile. Alors, on a presque un mois devant soi !

Au fond, tout ça n'est pas très important, se dit-il. Pierre aimerait tant qu'elle comprenne ce qu'il avait mis dans ce projet !

Il s'approche doucement de Léa. Ce n'était qu'une petite querelle. Allons ! Tout ça n'est pas grave. On se fait la bise et on n'en parle plus !

Léa reste étrangement distante, comme indifférente à ses avances. Il croirait pour un peu qu'elle n'est plus avec lui, qu'elle ne l'écoute ni ne le voit. Décidément, cette fille à ses côtés n'est qu'une présence évanescente, un fantôme impalpable, un songe, une illusion.

Il y a de bonnes raisons à cela, Pierre ne les connaît que trop, qui a toujours fui la triste réalité : Léa l'a quitté depuis dix ans.

 

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