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12 mai 2012

Enfermés dehors, par Jean-Claude Boyrie

Enfermés dehors !

MAGRITTE 

«  Mesdames et Messieurs,

Soyez les bienvenus dans la maison de René Magritte. À l'occasion du centième anniversaire de sa naissance et du quarantième de son décès, cet artiste vient à la rencontre de son public. Il vous ouvre aujourd'hui les portes d'un lieu qu'il a souvent peint pour ne l'avoir jamais habité. Mais attention ! Vous êtes ici dan le domaine du faux-semblant et de l'illusion.

Vous êtes priés de garder vos écouteurs sur les oreilles pendant la durée de la visite. L'exception justifiant la règle, que d'ailleurs nul n'est tenu d'appliquer, vous pouvez aussi ne pas les mettre, ou les enlever si le commentaire ne vous intéresse pas. Vous êtes à tout moment libres de rester dans votre bulle de confort ou d'en sortir, à la seule condition de ne pas empiéter sur l'espace-temps de vos voisins. Car, vous l'avez compris, vous venez de pénétrer dans un musée virtuel, un univers plein d'O.F.N.I. (objets flottants non identifiés). Les objets qui vous entourent ne peuvent être que vus, ressentis ou pressentis. Un peu compliqué, pensez-vous ? Prenez par exemple ce nu debout. Magritte a créé cette figure dans l'espace avec sa palette et son pinceau. C'est une farce-attrape. Inutile, Messieurs, de vous précipiter sur le modèle. Il vous semble bien en chair, mais n'a pas de réalité physique.

Un peu dommage, n'est-ce pas ? Ne nous perdons pas en vains regrets ! Les personnages sur ce mur sont tout aussi dépourvus de matérialité. Ce ne sont que des ombres portées qui se clonent à l'infini.... Si vous les voyez se répéter à l'identique comme les motifs d'un papier peint, c'est peut-être qu'il s'agit tout simplement d'un papier peint. De même, l'armoire à glace en face de vous garde tout son mystère. Au moins tant qu'elle est fermée. Alors, nous allons l'ouvrir ensemble et regarder dedans. Que contient-elle ? Juste un vêtement blanc suspendu à un cintre, qui pourrait être une robe ou plus simplement une chemise de nuit. Ceci n'a rien que de très banal et déjà vous ressentez un vague sentiment de déception. Considérez mieux cependant cette chemise qui flotte dans l'espace. Elle a deux yeux qui vous regardent, à moins que ce ne soit une paire de seins. Il s'agit d'un rêve érotique, une facétie du fantôme du peintre qui hante cette demeure. Et ce fantôme est en train de vous faire un pied de nez, ajoutant : « Je vous ai bien eus ! »

Il vous faudra, le temps de la visite, vous faire à sa présence absente, ou son absence présente. Chez ce peintre, le réel côtoie constamment  l'imaginaire sans qu'on puisse distinguer l'un de l'autre.

À présent, reprenons les choses à leur début, si tant est qu'elles aient un début et une fin. Ce qui n'est pas prouvé. Vous venez de franchir le seuil de cette demeure, ou ce que vous considérez comme tel. Mais de cela, chers visiteurs, êtes-vous bien sûrs ? Une fois passée cette porte par où débute notre circuit, vous allez quitter le monde réel pour entrer dans un univers onirique. Le plancher de la pièce où vous vous trouvez se prolonge à l'extérieur. Soit, mais mais vous pouvez imaginer tout aussi bien le contraire. Par exemple, que l'extérieur pénètre à l'intérieur, et que vous êtes dehors quand vous croyez être dedans.

Je m'explique. En vous retournant, considérez la face interne de la porte d'entrée. Vous Monsieur, par exemple, qui vous trouvez juste à côté, que voyez-vous ?

  -Euh.... Rien de particulier !

  - Oh que si ! Prenez votre temps, Monsieur, observez mieux...

  - Eh bien, on voit dans le bois de la porte une sorte d'échancrure.

  - Oui, Monsieur, c'est une bonne réponse : le trou béant par lequel vous vous êtes introduit sans même vous en rendre compte, ne se qualifie que par l'inqualifiable. Un trou, c'est une frontière floue, un passage entre la vie et la mort. Quoi d'autre sinon le néant, le vide, le rien ? Pourtant, cet orifice existe bel et bien. Qu'est-ce que cette forme, inventée ou réelle, évoque pour vous ?

  - Je ne sais pas... un arbre peut-être.... 

  - Vous n'êtes pas loin de la vérité. La découpure de la porte fait effectivement penser à la silhouette d'un arbre, lequel peut cacher la forêt, comme tout arbre qui se respecte. Que voyez-vous autour de lui ?

  - Pas grand chose, car il fait nuit.

  - Fort bien ! C'est effectivement nuit noire, on discerne juste la masse obscure des frondaisons. Mais il se passe quelque chose à l'intérieur du tronc, ne croyez-vous pas?

  - On dirait que le tronc s'ouvre vers le spectateur....

  - Exactement. Qu'y voyez-vous ?

  - Comme une petite maison aux fenêtres éclairées.

  - Vous la reconnaissez ?

  - Non.

  - Pourtant c'est celle où vous êtes. Oui, ce lieu-même où vous vous trouvez et que pourtant vous observez de l'extérieur ! Incroyable, non ? Allons, je vous mets sur la voie : si vous vous tenez immobile face à l'arbre (et de ce fait à la petite maison qu'il contient) vous vous apercevez que c'est ce décor qui bouge et vous rend en quelque sorte spectateur de vous-même.

  - Ouaouh ! C'est difficile à capter !

  - Pas tant que ça, mais je comprends que cela vous laisse perplexe. Mais poursuivons la visite, si vous le voulez bien. Nous voici à présent en face d'une fenêtre à double battant, une ouverture ordinaire, comme on en voit un peu partout. Mais ici, la fenêtre est un miroir, je précise : un miroir vivant. Pouvez-vous décrire l'image qu'il reflète ?

  - On y voit un personnage qui fume la pipe et porte un chapeau melon... L'artiste, peut-être.

  - Pure supposition de votre part ! Car ceci n'est pas une pipe, ceci n'est pas un chapeau. L'image engloutit la réalité de la pipe et du chapeau, dans un espace où s'égarent aussi la vérité du peintre et de son modèle, ou celle du trousseau de clés que je tiens à la main. J'ai beau les agiter dans tous les sens, ces clés, rien à faire : elles n'existent pas. Alors, dites-moi, où est le vrai, où est le faux ?

  - Tout cela nous dépasse un peu.

  - C'est juste que vous avez mal observé. Car à présent, regardez bien, le personnage est en train d'ouvrir sa chemise. Un geste inconvenant, n'est-ce pas ? Et qu'y a-t-il sous sa chemise ?

  - Un carré de ciel bleu où courent les nuages et d'où jaillissent des cris d'oiseaux.

  - Fort bien. Vous pouvez donc constater que les pans de la chemise du personnage sont comme une petite fenêtre donnant sur le jardin, ou alors quelque chose de peint sur la fenêtre, cela revient au même.

  - Oui, ce doit être quelque chose comme cela.

  - Il ne vous reste plus qu'un pas à franchir : admettre que cette fenêtre n'est en réalité qu'un tableau. Que cette toile représente un paysage. Celui-là même que vous pourriez voir si vous regardiez par la vraie fenêtre, en supposant qu'il y en ait une. En réalité, la toile est vide. Ce n'est qu'un trouée où se mêlent et se confondent paysage réel et paysage peint."

[ On entend un fracas de verre brisé ]

  " Qu'est-ce qui se passe ?

  - Oh, ne vous inquiétez pas, c'est juste le fantôme qui vient de donner un coup de poing dans la vitre pour éviter que vous ne soyez « enfermés dehors ». Méfiez-vous des éclats de verre : même virtuels, ils peuvent blesser. Chers amis visiteurs, sortez en bon ordre, cette visite est à présent terminée, n'oubliez pas le guide s'il vous plaît."

Illustration : René Magritte, « La clé des champs », huile sur toile 80 x 60,

Madrid, Coll. Thyssen.

Principale source consultée : Jacques Meuris « Magritte et les mystères du passé », éd. de La lettre volée, Coll. « Essais, Courtrai, sept.1992

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