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7 mars 2015

Résille, mantille et canapé, par Jean-claude Boyrie

Résille

Ça lui avait pris comme ça : Lola voulait revoir son ancien quartier. Normal, puisque ce lieu représentait dix ans de sa vie (il avait, depuis, sacrément changé). Des résidences neuves aux noms ronflants avaient poussé là comme des champignons. Elles se groupaient autour du miroir d'eau, que les mauvais plaisant appelaient : « le miroir aux alouettes ». La conception de ces immeubles était d'une désespérante platitude. Ils évoquaient des morceaux de sucre bien calibrés, disposés ça et là sans imagination, ne différant guère entre eux que par l'habillage des façades. On pouvait juger celles-ci, selon les cas : sobres, aguichantes ou carrément bling-bling. Lola, ci-devant négociatrice immobilière, était pour sa (modeste) part  impliquée dans ce gâchis ; plus exactement, selon la formule consacrée, elle s'en sentait « responsable, mais non coupable ». S'étant rendue à l'emplacement de l'Agence où elle avait fait ses débuts, elle put constater que ce commerce n'existait plus et qu'un autre avait pris sa place. Un turn-over courant dans le business. Lola se souvenait avec précision de l'enseigne arborant en grosses lettres les noms des deux gérants associés : Pierre Quiroul & Max Pamous, un couple prédestiné pour faire des as de l'immobilier. En avaient-ils vendu, des logements, ces deux-là ! Leur slogan célèbre avait fait mouche : « Mieux vaut un bel immeuble qui se dore au soleil qu'un rouleau de pécule qui dort dans votre tiroir ».

Oui, mais ça, c'était avant la Crise, avant les subprimes, au temps où l'on se ruait sur la pierre.Une frénésie constructive gagnait les terrains vagues hors les murs de la cité, contaminant comme la vérole des coins bizarres où jamais personne auparavant n'aurait eu l'idée de s'installer. Pourtant, les acheteurs se bousculaient au portillon, investissaient à tour de bras dans des apparts' clean et kleenex. À l'ère du tout-jetable, qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ! Un immeuble après l'autre, émergeait de nulle part un décor de théâtre. Le mirage collectif se matérialisait à grand renfort de ferraille et de béton. À condition que l'on sût s'y prendre, on arrivait à vendre du rêve en conserve aussi facilement que la tramontane en boîte et le ciel bleu garanti.

C'était l'époque bénie où l'on trouvait du taf en s'accrochant un peu. Lola, toute jeune alors, avait juste son Bac en poche et - cerise sur le gâteau - une vague formation de designer. À défaut de diplômes, cette battante avait pour elle de l'énergie à revendre. Elle ne pleurait pas son temps de travail. S'y ajoutait, ce qui ne gâte rien, un physique avantageux. Dans l'immobilier, on se forme sur le tas. Pierre Quiroul et Max Pamous n'exigeaient pas de leur nouvelle recrue qu'elle connût d'avance les arcanes du métier. Mais au fait, que lui demandaient-ils ? Lors de l'entretien d'embauche, les deux compères l'avaient fait asseoir juste en face d'eux, sur le canapé. Lola nota que ce meuble était de couleur prune, alors qu'elle-même portait une minijupe orange clair. Ces grisons pervers n'arrêtaient pas de reluquer ses jambes. Elle avait eu pourtant le (bon) réflexe de tirer sur l'ourlet de sa jupe et de poser sagement son sac à main sur ses genoux.

Elle crut trouver l'explication dans une loi bien connue en peinture1 : nul n'ignore qu'en mêlant du rouge au bleu, couleur complémentaire de l'orange, on obtient un ton pourpre. On sait moins que par un singulier effet d'optique, au niveau de la zone de contact entre ces deux plages de couleur, l'orangé vire au jaune alors que la pourpre est perçue comme un violet. Eurêka ! Cette harmonie inattendue était, ne pouvait qu'être à l'origine du regard intéressé qu'on portait sur Lola : l'accoutrement d'icelle se trouvait miraculeusement assorti à la teinte du canapé. Le boss la complimenta même à ce sujet. Il lui conseilla de porter en outre une mantille sombre et des bas résille, accessoires propres à capter l'attention de la gent masculine et cristalliser ses fantasmes. En excitant leur concupiscence, elle orienterait subrepticement ses futurs clients vers des produits haut de gamme. Du grand art !

 « Voyez par exemple, fit Max, la résidence en train de se construire juste en face. Avec ses balcons ajourés, ne dirait-on pas de la dentelle ? En vérité, cette ferronnerie est une pure merveille, sa trame délicate est signe d'un immeuble de luxe, que dis-je, d'exception ! »

Le nom de ce programme, baptisé « la Mantille », évoquait bien ce châle voilant ou découvrant tour-à-tour les charmes cachés d'une Andalouse au sein bruni. Pour faire bref : les lolos de Lola.

La jeune femme, obscur objet de son désir, comprit alors qu'elle était surtout là pour vendre du vocabulaire – et pas seulement. Elle découvrit ce lien subtil qui rapproche de l'art poétique la négociation immobilière. Ce n'était pourtant pas sa tasse de thé. Son court passage à l'Agence fut placé sous le signe du canapé prune, un meuble à usage multiple (ô combien). De jour, ce meuble recevait – noblesse oblige - le séant de clients huppés. En lisière des heures ouvrables et jusque tard dans la nuit, il servait à la promotion du personnel féminin.

C'était à prendre ou à l'essai. Lola laissa, lassa, fut congédiée.

 Canapé1

 « Ça ne va pas, mon chou ? », avait demandé son époux.

Lola n'avait pu réprimer un haut-le-coeur en contemplant la devanture de Croche et Hautbois. Ce magasin d'ameublement (comme son nom ne l'indiquait pas) avait remplacé son ancienne agence. En cherchant bien, on pouvait cependant trouver un rapport avec la musique. Telles des notes sur la portée, une gamme variée de canapés s'étalait aux yeux du chaland, reflétant ce qu'il pouvait rechercher à divers stades de sa vie : du clic-clac bon marché - fleuron des chambres d'étudiants - au meuble massif habillé de vrai cuir, commandé par un mécanisme – un investissement réservé à l'âge mûr, ou aux pétés des tunes - en passant par les classiques canapés-lits couverts de skaï ton blanc cassé, crème ou beige.

Et puis, au beau milieu de la vitrine, il y avait un modèle qui ne ressemblait pas aux autres : oblong, pataud, muni de dosserets sans grâce et de coussins d'un ton violet criard. À l'âge où l'on se permet toutes les audaces, Lola se souvenait avoir teint ses cheveux en mauve, juste le temps qu'il fallait pour voir la réaction des gens. Ce canapé procurait une impression analogue, mais autrement durable. Il resterait toujours égal à lui même, éternellement fascinant.

Paul, le mari de Lola, commençait à s'inquiéter, la voyant rester bouche bée devant ce meuble qu'il jugeait digne, lui, du décrochez-moi-ça.

   « Tu ne vas tout de même pas nous installer ça à la maison ?

  - T'inquiète, je ne suis pas devenue dingue » avait-elle répondu sur le ton de la badinerie.

Il n'y avait pourtant rien de drôle à cela. Le canapé prune la poursuivait comme une obsession.

Comment cet objet encombrant, mal fichu, mais à caractère emblématique, avait-il échoué là ? Peut-être était-il tout simplement resté en rade au moment de la cession du fonds de commerce de Pierre Quiroul et Max Pamous à la Maison Croche et Hautbois. Le nouveau propriétaire du lieu, le jugeant invendable, s'était promis de l'envoyer à la casse. Il l'avait finalement épargné, comme étant porteur d'un fragment de l'histoire de ce lieu. Qui sait ? Peut-être un jour serait-il classé à l'Inventaire du patrimoine mobilier du siècle précédent ?

L'étiquetage du meuble évoquait un nom de peintre : Paul Signac, cette référence avait un côté prétentieux. De tous temps, les artistes ont détourné les objets de la vie quotidienne pour en faire des oeuvres d'art. Le mécanisme ne peut-il pas jouer en sens inverse ? On a bien inventé la Mégane Picasso. Alors, pourquoi pas le canapé Signac ?

Mais trêve de digressions. Il était temps de passer à autre chose. Lola et son mari s'étaient éloignés de la vitrine. ils n'avaient plus reparlé de ce meuble. Seulement voilà, celui-ci s'imposait à elle envers et contre tout :

« Ce canapé maudit,

toujours vous poursuit,

y compris la nuit. »

La nuit suivante effectivement, le sommeil de la jeune femme fut perturbé, peuplé d'étranges cauchemars. Le fantôme du canapé ne cessait de tourner et de se déformer dans son imagination. Sa plage de couleur, se télescopant avec celle des objets voisins, y provoquait un effet de contraste simultané. Lola voulut en avoir le coeur net. Le lendemain matin, prétextant quelque course à faire, elle s'arrangea pour repasser devant le magasin de mobilier.

Ô surprise ! Durant la nuit, quelqu'un (sans doute un S.D.F.), avait trouvé abri sous l'auvent de la boutique. Un vieux matelas était étalé à même le sol, revêtu d'une couverture orange clair en bon état que nul n'avait songé à récupérer. Aux premières lueurs de l'aube, le reflet violet du canapé dans la vitrine était venu lécher la couverture, donnant par un simple effet de juxtaposition des couleurs, l'illusion d'un intérieur raffiné. Ce qu'il fallait démontrer.

Lola eut une pensée pour l'infortuné qu'elle présumait avoir dormi là. Sûrement, aux yeux d'un sans-logis, un tel luxe entrevu devait représenter une frustration plus qu'un réconfort.

En détournant la formule publicitaire, il eût fallu lui proposer :

« Un lit pour la nuit,

un toit pour la vie ».

 Canapé2

 Dix ans avaient encore passé. Notre héroïne ressentait les premières atteintes de l'âge ; elle avait franchi ce seuil impalpable où l'on arrive à regrettermoins les péchés qu'on a commis que les tentations auxquelles on n'a pas succombé.

« Comme les fleurs de la luzerne, fleurissaient les seins de Lola. Elle avait toujours un coeur d'hirondelle ».... Oh, comme elle comprenait maintenant le sens de ces vers ailés ! Telle un oiseau migrateur, elle avait changé d'appartement et de quartier, accessoirement changé de mari, pour aller faire son nid dans un arbre blanc. Depuis toujours, elle rêvait d'un peu d'invention, d'audace même. Elle voyait dans cet immeuble futuriste, hérissé de protubérances dressées vers le ciel comme la ramure d'un arbre, en quête de lumière, un habitat qui relierait l'Homme à la Nature. Et voilà que son rêve était exaucé ! Seul manquait au tableau le canapé prune.

Ce matin-là, se penchant à sa fenêtre, elle eut la surprise de le revoir, lui qu'elle croyait définitivement effacé de sa mémoire. Il était revenu (mais dans quel lamentable état!). Le canapé gisait éventré sur les pavés, abandonné là par son dernier propriétaire, ensuite vandalisé. Faute de savoir si cet objet inanimé avait une âme, Lola put constater qu'il avait des tripes. Elle trouva quelque chose d'obscène dans la vision de ses viscères étalées à même le trottoir. Il en émanait une odeur de mort. Dieu sait quelle orgie avait dû se produire durant la nuit, juste en bas de chez elle,  « sur le canapé du bordel, dans les hoquets du pianola ».

Mais que voulez-vous ? « C'est ainsi que les hommes vivent.... ».

Décidément, sa vie était un roman inachevé.

 

Sur : photographies de Carole Lilin

 

Piste d'écriture : Décrire des scènes emblématiques autour des objets qui nous accompagnent.

 

Citations de Louis Aragon : « Est-ce ainsi que les hommes vivent », in : le Roman inachevé,

Note :

1 Il est question de la théorie de Chevreul, à laquelle Signac eut largement recours

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