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24 novembre 2012

Ti'navire (1), par Evelyne Grenet

Piste d'écriture: un personnage bien singulier...

Ti'navire

 Case_NavireMon nom est Case-Navire, je suis un sloop de 33 pieds. Honoré m'a acheté d'occasion à un skipper qui ne voulait plus de moi. Je suis amarré à cette bouée depuis de nombreuses années. Je suis vieillissant, abandonné.

Autrefois, Honoré et sa femme Lisa venaient tous les week-ends dans leur maison sur l'eau, leur case navire. Nous faisions alorsune petite virée de mouillages en mouillages sur les côtes ouest de la Martinique. Lors des navigations, nous passions des moments extraordinaires. L'eau claire, frangée d'écume glissait sur mon corps lisse, mes voiles gonflaient dans le vent. A la gite, mes filières effleuraient les flots blancs. Un jour au large de St Pierre, sautant les vagues, des dauphins avaient joué dans mon sillage. Nous caracolions ensemble, dans une chevauchée chimérique. Quel souvenir fantastique !

Durant les congés annuels, Honoré emmenait sa doudou plus bas vers le sud de l'arc antillais. Nous passions St Lucie, St Vincent pour arriver enfin aux Grenadines, chapelet de petites îles protégées de la houle par les récifs de corail. Mer turquoise, sable blanc et cocotiers paradis idyllique vanté par toutes les agences de voyage. Je restais ancré, navire sage, me balançant doucement dans le clapot tranquille du lagon. Lisa et Honoré nageaient, riaient, s'aimaient dans un farniente tous les jours renouvelé. Nous étions tous trois en parfaite entente, savourant avec béatitude le bonheur de cette quiétude.

Malheureusement, après ces années de félicité survint l'adversité. Lisa tomba malade. Un cancer du sein trop tardivement décelé l'emporta rapidement. Honoré ne venait me voir plus que très rarement. Amaigri, la tristesse de son deuil creusant de plus en plus ses traits, il n'avait plus du tout envie de naviguer. Assis en tailleur sur le pont, il restait prostré mangeant tranquillement un frugal déjeuner. Ses pensées s'envolaient ailleurs, vers sa doudou tant aimée, vers leurs années bonheur.

Quant à moi, attaché à cette bouée, j'étais comme un animal en cage. Tout doucement je m'étouffais, ma coque prise dans l'étau des coquillages parasites, faute de carénage. Je me sentais entravé, je m'alourdissais. Honoré ne prenait plus soin de lui, ne prenait plus soin de moi. Notre santé se dégradait progressivement. La détresse de l'un était en symbiose avec la tristesse de l'autre.

Et puis il n'est plus venu...

 

Je suis seul maintenant. Mes voisins de mouillage ont des regards de compassion pour ma coque salie, mes drisses chargées de mousse, mes voiles négligemment ficelées qui se déchirent toujours un peu plus. Récemment, la tempête Raphaël m'a ébranlé, martelant de ses pluies torrentielles mes boiseries vermoulues. Je suis au plus mal, je tousse.

 

Hier, deux agents de la capitainerie m'ont rendu visite, tournant autour de moi, ils ont craché leur verdict. « Il est vraiment en piteux état ! Il est plein d'eau, regarde sa ligne de flottaison est en dessous du niveau de la mer. C'en est fini de lui, on ne peut même pas le renflouer... » Je gémis mais, indifférents à ma détresse ils n'entendent rien...

 

Ce soir, les deux comparses sont revenus, chacun dans une barque. « Que vont-ils faire de moi ? Où vont-ils m'emmener ? » Le plus grand avec une musculature à la Cassius Clay, prend l'initiative des opérations et avec des grimaces d'efforts tente en vain de défaire mes liens. Mes amarres ne lâchent rien. L'autre attend patiemment appuyé contre mon flanc. Il a le sourire tranquille de Will Smith dans Men in Black. Le boxeur s'impatiente et tranche la drisse d'amarrage avec un couteau de marin.

J'ai peur, je sens que c'est la fin. C'est alors que commence un ballet infernal. L'un me pousse, l'autre me tire. Je suis impuissant, impossible de lutter, j'avance irrémédiablement vers ce qui sera très prochainement mon tombeau. Je glisse malgré moi à travers le mouillage. Tel un condamné j'essaie de ralentir mon avancée. Les copains, spectateurs immobiles, sont là en haie d'honneur. Les catamarans, les sloops, les ketchs, les goélettes m'assistent de leur silence. Le soleil va bientôt se coucher, nous sommes en fin de journée. Fin de vie...

« Nooon ! Ils me dirigent vers la mangrove, mauvais augure. La loi des hommes est bien obscure !... »

Ma proue arrive à hauteur des premières racines des palétuviers. Les deux forcenés unissent l’énergie de leurs moteurs pour me pousser avec efficacité. Les branches m'atteignent en pleine face et me griffent au passage. Les racines strient mes côtés. De grosses scarifications burinent mon flanc à tout jamais. Les haubans se tendent, dans un dernier effort je me cabre. Mes deux bourreaux poussent toujours. Le mât heurte les arbres mécontents de cette intrusion, les haubans s'accrochent aux branches dans des gémissements stridents. La mâture fléchit, gémit, les filières tribord s'arrachent. La quille laboure la vase en un sillon profond, bute contre les entrelacs des racines et le safran s'incline. Je suis blessé. Mutilé, j'agonise. Très leste Cassius Clay grimpe sur mon dos et tranche d'un coup de machette les bois qui empêchent la pénétration de la proue plus avant dans les feuillages. Will Smith donne un dernier coup de butoir. D'un nœud de chaise ils m'entravent avec le reste de l'amarre.

Le soleil fait ses adieux à cette terrible journée, la nuit vient de tomber, et je reste là, agonisant, définitivement oublié...

 

 

 

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