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8 décembre 2012

Disgrâce, par Rolande Bernard

Disgrâce

 

Mr Julio Barlotti était un riche industriel qui évoluait dans le monde de la mode. Son seul critère : la prestance. C’était lui-même un bel homme, grand, de magnifiques cheveux et yeux noirs. Il s’habillait avec beaucoup d’élégance. Si aujourd’hui il faisait partie de la haute bourgeoisie lyonnaise, ce n’avait pas toujours été le cas.

De famille modeste, il avait tout de même pu passer le BAC en 1960, à dix-huit ans. Mais il n’avait pu continuer ses études, et rentra dans l’atelier de confection de sous-vêtements de Mr Simon, au service comptabilité.  Il fut vite attiré par tous ces tissus chatoyants, et se perfectionna en cours du soir pour devenir styliste. A vingt-trois ans, il manifestait tant d’ardeur devant tout ce qui touchait aux activités de l’entreprise, que Mr Simon, fatigué par un cancer, le désigna son bras droit. Ses capacités d’homme d’affaires firent prospérer l’établissement d’une façon prodigieuse. Il était d’autant plus intéressé qu’il courtisait Agnès, la fille de son patron. Il avait vingt-cinq ans quand leur union fut prononcée dans l’intimité, la mère d’Agnès ayant décédé deux ans plus tôt.

La jeune mariée n’était pas très jolie, petite, un peu ronde, mais son sourire et sa gentillesse lui donnaient un certain charme. Elle était heureuse que son père vive en bonne intelligence avec Julio. Dès leur retour de voyage de noces, Mr Simon organisa une réception à laquelle il convia tous les notables de ses connaissances, pour annoncer qu’il se retirait des affaires et laissait les rênes à son gendre.

Un an après une fille vint au monde. Déception pour Julio qui voulait un garçon. Deux ans plus tard, une autre fille. Impossible de vous décrire sa désillusion. Il commença à devenir désobligeant envers Agnès et même tyrannique, découchant souvent. Il lui disait : « Occupez-vous de vos filles, elles ne m’intéressent pas. »  Il était devenu orgueilleux comme un paon et désagréable pour tout ce qui touchait à la laideur.

Agnès tomba enceinte trois ans après la naissance de leur seconde fille. Angoissée, elle ne cessait de se répéter : « Mon dieu, donnez-moi un garçon ! » Après six mois et demi, elle accoucha cette fois d’un garçon, mais quel garçon ! Plutôt une crevette. 980 grammes. Et les fées de la beauté ne s’étaient pas penchées sur son berceau.

La secrétaire vint frapper à la porte du bureau de Mr Barlotti : « Monsieur, cria-t-elle, vous avez un fils ! ». Elle entra dans le bureau et lui dit : « Tu as un fils, j’espère que ce garçon qui va porter ton nom ne te fera pas oublier Antoine. Il aura trois ans la semaine prochaine, je compte que tu sois à son anniversaire. – Bien sûr, répondit Julio, il est si beau. Je suis fier d’être son père. Je ferai en sorte que mes deux fils prennent ma succession. »

Arrivé à la clinique, il demanda de suite à voir sa progéniture. « Suivez-moi monsieur, le petit Charles est au service des prématurés. – Quoi, ceci est mon fils ? Quelle horreur ! »

Il monta voir sa femme et lui dit : « Qu’est-ce que vous avez fait ? Un monstre ? Avec le corps que vous avez, cela ne m’étonne pas. Vous êtes grosse et laide. Comment ai-je pu vous épouser ? »

Cela ne s’arrangea pas : « Je ne veux pas de cet avorton comme fils », répétait-il sans cesse. Le petit Charles resta six mois en couveuse, et sa croissance ne se fit que lentement et difficilement, ce qui laissait prévoir qu’il ne serait jamais un Adonis. En effet, rachitique et légèrement voûté, il comprit vite que pour attraper les regards, il devait faire rire ou intéresser. Cela marchait avec ses sœurs et ses camarades. Mais toute son enfance, il ne connut de son géniteur que mépris et indifférence. Pourtant, s’il n’avait pas la beauté, il possédait une intelligence supérieure à la moyenne. Sa scolarité fut brillante. A seize ans il obtint son Bac avec mention très bien. Comme il était heureux ! son père allait enfin avoir de la considération à son égard. C’est avec impatience qu’il attendit son retour de Tunis, où la famille possédait une entreprise, pour lui annoncer la bonne nouvelle.

« Père, regardez ! J’ai mon Bac avec mention, et les félicitations.

– Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ? Même avec ton diplôme, tu resteras toujours un gringalet. Ta vie est vouée à des emplois subalternes. »

Charles regagna sa chambre furieux, le visage baigné de larmes. Il entendit :

« Agnès, demain nous avons une réception. Je dois présenter Antoine, le fils de ma secrétaire, à mes collaborateurs. Il deviendra mon bras droit. 

– Vous rejetez votre fils et vous avez l’audace de prendre celui de votre maîtresse comme second, quelle honte !

– Taisez-vous ! Vous avez vu Antoine ? Quelle prestance. Il va représenter ma société avec beaucoup de charisme. Pas comme votre avorton de fils ! »

Comme toujours, Agnès baissa la tête et accepta les reproches de son tyran. Charles comprit que jamais son père ne l’accepterait comme fils et que sa mère était trop faible pour l’imposer. Il prit la résolution de quitter le domicile familial.

Il partit à l’aventure, se trouva à Paris dans le milieu marginal, connut le froid, la faim mais fut bientôt hébergé par de jeunes baba-cools. Après huit mois d’errance, il trouva un emploi chez le père de l’un d’eux, un éditeur. Là, il rencontra un grand nombre d’écrivain, s’intéressa à la littérature et à vingt-cinq il écrivit son premier roman, qui fut un vrai succès. Il prit un pseudonyme afin que sa famille ignore qu’il en était l’auteur.

Trois ans plus tard, il publia un deuxième livre, qui eut autant de succès, et continua à sortir un livre tous les trois ans. A trente-cinq ans, il obtint un prix littéraire prestigieux. De nombreuses traductions et publications dans les journaux le firent connaitre dans le monde entier. Son vrai nom fut dévoilé. Et c’est lors d’une réception qu’il donna en l’honneur de son prix, et surtout pour annoncer son mariage, que son père chercha à renouer le contact.

Cette réception n’étant accessible que sur carte d’invitation, le portier vint dire à Charles : « Monsieur, il y a une personne qui veut absolument rentrer. Il prétend qu’il est votre père.

– Qui est ce monsieur ?

– C’est moi ! C’est Julio, ton père.

– Vous devez faire erreur, Monsieur. Je n’ai pas de père. Et regardez-moi, je suis un avorton. Comment pourrais-je être votre fils ?

– Aie pitié de moi. Je n’ai plus rien. Antoine m’a ruiné. Ta mère est décédée. Tes sœurs m’ignorent. Je suis seul.

– Moi aussi j’ai été seul dans mon enfance. Mon père m’a méconnu, méprisé. Ma mère pour ne pas lui déplaire avait accepté que je sois élevé par une nurse. Tout cela parce que je ne répondais pas aux critères de beauté qu’il mettait au-dessus de tout. Aujourd’hui Monsieur, je ne vous reconnais pas en tant que père. Au revoir. »

 

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