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22 mai 2013

Plus chaud que braise, par Jean-Claude Boyrie

Plus chaud que braise.

 «  Je vis, je meurs ; je me brusle et me noye.

Diane vivait sa pire période de période de déprime. Surfant sur internet, elle était tombée sur l'annonce suivante : « Cherche modèles amateurs J.F. 18/25 pour séances de pose en atelier », suivie de la simple indication d'un numéro de portable : 06 96 69 96 69. C'était juste incandescent. Le détenteur figurait en liste rouge. Il fallait une bonne dose d'ingénuité pour n'y voir point malice. Diane n'était pas si naïve et comptait au nombre de celles dont le rêve embellit l'existence, en ce qu'elle a de plus trivial. Notre héroïne voulut croire que ladite annonce émanait d'un artiste-peintre, peut-être renommé, sait-on jamais. Ce serait sa chance. Après avoir un moment hésité, car elle était timide, elle avait composé le numéro d'appel, était tombée sur un répondeur. Le message enregistré mentionnait qu'une séance de casting aurait lieu le lendemain même : 1 rue du Nadir aux Pommes entre braise heures et braise heures trente. Louise consulta le plan de ville et son agenda. Le rendez-vous était fixé au coeur du vieux Lyon. Ce n'était pas très loin de chez elle, une chance ! Elle était disponible en fin d'après-midi.

Cette étudiante en Lettres classiques préparait une thèse sur « le courant néoplatonicien dans l'école lyonnaise au XVIème siècle ». Elle en connaissait un brin sur la question, se passionnait pour Louise Labé, cette poétesse qui invitait les femmes de son époque « à élever un peu leur esprit dessus leurs quenouilles et fuseaux ». Diane portait en elle et comme son inspiratrice la « souffrance amoureuse ». À fleur de peau. Puisque c'était la mode, elle avait même fait tatouer sur son corps des extraits de ses sonnets.

Diane avait mal vécu sa rupture, encore récente, avec son copain Bruno - un fondu de la pelloche, celui-là, qui passait le plus clair de son temps dans les salles obscures. Faire un métier du cinéma, c'était son I.D.H.E.C. fixe, il affichait ce projet. Soit. Mais qu'avait-il fait pour le réaliser ? Diane la battante se le demandait bien. Elle avait tendance à traiter ce loser, cet instable, jugeait-elle, avec une pitié condescendante. Un jour, elle découvrit qu'il se shootait à la cocaïne. Il avait aussitôt pris ses cliques et ses claques, et l'avait quittée sans explication. Depuis, Bruno n'avait pas donné de nouvelles. Diane était restée seule dans leur appart', désemparée. Elle ne pouvait passer sa vie à l'attendre, à guetter sur son portable un message qui ne viendrait pas. Au fond, c'était mieux comme ça : leur séparation s'était passée sans heurt. C'était juste un constat qu'au bout de quelques mois de vie commune, leurs chemins s'étaient séparés.

À la peine de coeur succédèrent les soucis financiers. Sa famille ne pouvant l'aider à payer son loyer, elle avait pris une colocataire, et sacrifié ses activités de loisirs pour se faire un peu d'argent. Question « petits boulots », elle n'avait pas vraiment le choix. Elle gardait à domicile les « gones » quand leurs parents étaient de sortie. En avaient-ils de la veine, ceux-là ! Postuler pour un emploi de caissière au supermarché du coin ? Pas question ! C'était une tâche peu valorisante et mal payée. Une chose après l'autre, il fallut se faire à tout. Des séances de pose, alors, pourquoi pas ? Diane sourit amèrement. Bruno, jaloux et possessif, n'aurait sans doute pas apprécié la chose. À présent, son avis importait peu. Pourquoi cet amant volage l'avait-il laissée tomber comme une vieille chaussette ? Il n'avait qu'à ne pas s'en aller !

 « J'ai chaut estreme en endurant froidure.

 Félix Balépate  avait un côté félin, les muscles bandés, pas un poil de gras : on dit que le sexe conserve. Ce quadragénaire aux tempes grisonnantes dissimulait un regard d'acier sous des lunettes aux épaisses montures. Ça lui donnait un faux-air intello. Ce prédateur fascinait ses victimes à travers ses hublots. Félix était spécialiste du porno chic, si l'on peut risquer cet oxymore. Il s'en passait de bien étranges dans son studio spécialement aménagé pour les besoins du tournage. Des persiennes éternellement closes protégeaient la pièce principale du regard des voisins. Le mobilier était sommaire : bureau de travail en kit, canapé, sunlights. Un poster déniché au musée des Beaux-Arts ornait le mur d'en face, resté nu.

Venus d'Urbin

Cette affiche l'était plus encore : il s'agissait d'une reproduction de la Vénus d'Urbin. Félix ne connaissait rien à la peinture. Il n'allait pas se perdre en conjectures sur l'exercice auquel se livre la main gauche de la déesse, posée sur son sexe. Lui ne connaissait que la pratique. Il travaillait en lumière artificielle, savait choisir l'éclairage qui met le mieux en valeur la volupté d'une courbe, le velouté d'une carnation, le grain de la peau. Du travail d'orfèvre. Son assistante (il en changeait fréquemment) accueillait les candidates au rythme d'une toutes les demi-heures, la durée moyenne d'un casting. Certaines s'attardaient pour une raison X – c'est le cas de le dire. Car Balépate était fine bouche, il ne gardait pas longtemps une fille qu'il ne sentait pas. En temps de crise, les candidates ne manquaient pas. On avait plus de mal à leur trouver des partenaires masculins. Pour un rôle de ce genre, il ne suffit pas de promettre, il faut tenir. Quelques semaines auparavant, il avait recruté Renaud Lancelevée : un débutant qui ne payait pas de mine et l'avait stupéfié par sa performance. Avec Renaud, panne de libido : risque zéro. Qui plus est, il se montrait gentil et prévenant avec ses partenaires, une qualité rare chez les hardeurs.

« La vie m'est et trop molle et trop dure.

Diane se doutait bien qu'il ne s'agissait pas d'un banal entretien d'embauche En pareil cas, un tailleur bon chic bon genre eût convenu, mais elle n'avait rien de ce tel dans sa garde-robe. Alors, comment allait-elle s'habiller ? La solution la plus simple était de se rendre à son rendez-vous en tenue de tous les jours : un jeans et un sweat-shirt. Est-ce qu'on peut se présenter à un casting avec une mise aussi négligée ? Alors, pourquoi pas cette petite robe de coton ton pastel, fraîche et décolletée ? Elle faisait un peu trop ado, juste de quoi lui donner le bon Dieu sans confession. Tiens ! Ce serait plus sexy les premiers boutons en moins ! Elle avait l'âge, on n'allait pas tout de même pas lui demander ses papiers. Diane haussa les épaules. Après tout, quelle importance et pourquoi se tracasser? Elle ne garderait sûrement pas ses vêtements bien longtemps !

Ensuite, une idée loufoque lui vint, qui la fit pouffer de rire. La jeune étudiante était imprégnée du sujet de sa thèse au point de vivre une existence parallèle. Elle virevoltait d'une époque à l'autre, du temps présent à celui de la Renaissance. Elle rêvait d'avoir été choisie par Catherine de Médicis pour faire partie de son célèbre « escadron volant ». À la violence masculine, la souveraine opposait un idéal de douceur et d'amour. Telle était la raison d'être de cette escouade de charme. Ces demoiselles triées sur le volet étaient censées inciter les gentilshommes à faire preuve de plus de respect et de courtoisie. Il y a loin cependant de la coupe aux lèvres. Diane, elle, était passée du rêve au fantasme. L'oie blanche était devenue une belle intrigante. Un peu coquine sur les bords. Au bal de la Cour, elle porterait pour séduire son cavalier : une robe d'armoisin blanc fendue de la poitrine jusqu'en bas laissant voir sa jupe en voile de Damas. De longues manches indépendantes reliées à la robe par des rubans. Une chemise de jour garnie d'affriolantes broderies. Sans oublier le jupon de canevas empesé recouvert de taffetas et cerclé d'un anneau d'osier. Et rien sous le vertugadin.

 «  J'ay grans ennuis entremeslez de joye :

 Dix huit heures à sa montre, déjà. Il allait falloir sérieusement accélérer la cadence. Félix Balépate venait de congédier une péripatéticienne qu'il trouvait commune et sans attrait, juste bonne à épuiser son acolyte. Renaud méritait mieux que ça, sa carte-mémoire aussi. Félix soupira. D'autres candidates attendaient leur tour dans l'antichambre, assises en rang d'oignon. Félix fit une mine blasée en considérant cet alignement de bimbos, du simple « matériel » à ses yeux. Elles espéraient quoi, celles-là ? Devenir star, peut-être, ou top model ? Certaines disaient venir uniquement « pour le fun » ou pour « tenter une expérience », cela faisait bien dans la conversation. La plupart étaient mues par le simple besoin. N'importe, on fait feu de tout bois dans l'industrie du sexe. Il y avait même, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, des filles de bonne famille. Quelle idée de venir là pour se faire traiter comme du bétail ! Quand Félix trouvait un modèle canon (selon ses canons), il en faisait sa maîtresse ou son assistante, ou les deux. Ça durait ce que ça durait. Lui pensait que, pour faire ce métier, il ne faut pas avoir d'états d'âme. En regardant ces filles différemment - cette idée ne l'avait jamais effleuré - sans doute leur eût-il trouvé des beautés cachées.

À moment donné, son regard croisa celui d'une nouvelle venue, au physique aguichant, mais curieusement accoutrée. Elle devait avoir chaud sous son déguisement, sans doute était-ce pour l'intriguer, exciter sa curiosité qu'elle avait mis cette tenue. Eh bien, c'était gagné ! Cette candidate-là passerait avant les autres !

« Tout en un coup, je ris et je larmoye.

Décidément, se dit Louise, les traboules, ça rend maboul. Entrailles de la cité, ces passages obscurs ont quelque chose de matriciel. Ils traversent les vieilles demeures, créent des raccourcis permettant d'aller d'une venelle à l'autre. La jeune étudiante était chamboulée, tourneboulée, à l'idée de son mystérieux rendez-vous. Venant de la place Saint Jean, elle avait emprunté la rue de la Juiverie et l'étroite ruelle Punaise, la bien nommée : un égoût à ciel ouvert. La rue du Nadir aux Pommes débouchait non loin de là, rejoignant la montée du Garillan, dont les escaliers en chicane montent à l'assaut de la colline de Fourvière. Diane aimait ce quartier louche où flotte une odeur de vinasse. Avec Bruno, ils allaient naguère dîner dans quelque bouchon, servant du tablier de sapeur ou de la cervelle de canut, accompagnés d'un bon Côtes du Rhône. Les temps heureux. Tout cela faisait déjà partie du passé. La jeune femme trouva sans difficulté le n°1, dont la façade Renaissance fleurie était pourvue d'une tourelle en encorbellement. Elle franchit le seuil, surmonté d'un arc surbaissé : on eût dit l'oeil du diable avec son sourcil en accent circonflexe ou accolade. La porte s'ouvrait sur un escalier à vis. Elle mesura combien il est malcommode de gravir un colimaçon, lorsqu'on est affublée d'un vertugadin. Parvenue sur le palier, elle se trouva nez à nez avec un monstre aux pattes griffues : ce n'était qu'un heurtoir de bronze, mais elle sentit ses jambes lui manquer. Qu'allait-elle faire là ? N'était-il pas encore temps de s'arrêter ? Se ressaisissant, Diane frappa à l'huis. On vint ouvrir. Elle s'engagea hardiment dans l'étroit corridor. Il était garni d'une rangée de sièges à femmes, dits aussi caquetoires, « pour ce qu'y estant assises les dames, chacune vouloit montrer qu'elle n'avoit point le bec gelé ».

« Et que par toy, toute me renouvelle.

 Curieusement, ses concurrentes restaient silencieuses, le regard flottant dans le vide, leur petit sac sagement posé sur les genoux. Elles avaient l'air intimidé, ou bien n'avaient pas envie de communiquer entre elles. Diane s'assit sur une chaise à dos demeurée vacante et se garda de rompre le mutisme ambiant. Son attente ne dura pas longtemps. Le maître de céans vint la mander en premier. Elle avait enfin pu découvrir le visage de ce peintre célèbre. Grande fut sa déception : point de tignasse ébouriffée ; elle ne vit que son crâne dégarni, quelques mèches argentées couvrant son front. Au travers de cette rare chevelure, à l'ombre portée, on devinait l'arc de sourcils et son regard perçant. Au dessus du col d'un blanc douteux, apparaissaient un nez aquilin, des joues flasques et mal rasées. Elle trouva que cet homme avait l'air cruel et la bouche carnassière.

L'artiste supposé la pria d'entrer dans son atelier. Mais était-ce vraiment un atelier ? On n'y voyait ni chevalet, ni toile, ni palette, ni brosses, ni medium, ni pigments broyés. Il la fit s'installer sur un faudesteuil juste en face de lui. S'asseyant sur ce siège bas à la mode italienne, elle découvrit jusqu'à la jarretière ses jambes gainées de soie et rougit. Les pieds de la table, étroits en bas et s'évasant en haut en forme d'éventail, étaient disposés de part et d'autre du plateau, prétexte pour le triste sire à poser les siens sur les chevilles de son interlocutrice. Il la toisait par dessus ses besicles comme un fauve guette sa proie. Aucune empathie dans son regard, ni même de considération pour son modèle. Il lui demanda d'un ton neutre, mais courtois, si elle était disposée à subir les derniers outrages, en sacrifiant à Vénus sur deux autels. Elle baissa pudiquement les yeux en signe d'acquiescement.

« Fort bien... », fit l'homme. « Ôtez vos riches atours ! »

Diane se leva mécaniquement. La robe d'armoisine s'envola. Puis les deux longues manches. Item, disparurent la chemise brodée et le jupon de canevas. Enfin tomba le vertugadin.

« Las, ne mets point ton corps en ce bazart.

Les séances de casting de Félix se déroulaient suivant un rituel immuable et consacré, comparable aux épisodes successifs d'une corrida : présentation de la victime au public, mise à nu, pose de banderilles, piques, estocade. Le matador, Renaud Lancelevée, était convié dans l'arène au deuxième acte. Il toréait sabre au clair, bien que ne portant pas l'habit de lumière.

« Tant de flambeaus pour ardre une femmelle !

Il trouva Diane accroupie à même la table. Elle lui tournait le dos, cachant son visage dans ses mains. À l'énoncé du nom de Renaud, la jeune femme avait brusquement tressailli. C'était la moitié de celui de son ex. Si Bruno la voyait dans cette posture ! « Ô coeur félon, ô rude cruauté ! ». Diane n'en tirait nulle vergogne, éprouvait même une délectation secrète à s'avilir, humilier ce corps qui n'avait pas su retenir son amant.

« Que nouveaus feus me gette et nouveaux dars !

La caméra au poing, Félix s'impatientait. Pourquoi ces atermoiements ? Qu'avait donc son acolyte à se perdre en vains préliminaires, interrompant son geste avant l'acte suprême ? Il ne l'avait pas payé pour ça ! Bruno, qui dissimulait son identité sous le pseudonyme de Renaud, venait juste de découvrir les mots tatoués sur le corps de sa partenaire. Les vers, inscrits sur des phylactères s'enroulaient autour de ses membres, ses seins, ses fesses. Effet magique de l'écriture ? Les mots parlaient pour elle. Ils accomplissaient des prouesses, révélant son âme avec impudeur, trahissant une telle émotion que le jeune homme en lisant ne put retenir ses larmes. Du coup, il en perdit tous ses moyens. Cela ne durerait pas, promis juré, car (chuchota-t-il à son oreille) son ardeur ensuite reviendrait, s'en trouverait même ranimée et tout recommencerait comme avant. Elle lui promit en retour ce qu'il voulut.

« Baise m'encor, rebaise moy et baise :

Donne m'en un de tes plus savoureus,

Donne m'en un de tes plus amoureux,

Je t'en rendray quatre plus chauds que braise.

Louise Labé

 

 

Illustrations :

Titien : Vénus d'Urbin, Florence, Galerie des Offices.

Frontispice de l'édition d'origine des Oeuvres de Louise Labé.

Citations de Louise Labé (1525 ? 1566) :

Sonnets II (vers 11), III (vers 10), VIII (vers 1 à 8), XI (vers 5), XV (vers 12), XVIII (vers 1 à 4)

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