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20 juin 2013

Un récit qui décoll (nn)e, par Jacqueline Chauvet-Poggi

Piste d'écriture: à la manière de Boris Vian dans l'Ecume des jours, créer un univers "décallé"

 

UN RÉCIT QUI DÉCOLL (NN)E

bleusC’est une belle salle avec d’immenses baies donnant sur un parc luxuriant. Pour le moment les baies sont fermées, le silence règne, même la mouche qui bizzbizzait tout à l’heure n’ose plus voler.

Madame du Blanbec préside un jury littéraire. Il s’agit d’un concours de nouvelles d’au moins six pages sur le thème de la gourmandise. Après un premier tri il reste vingt impétrants à juger aujourd’hui.

Ils sont assis dans de jolis fauteuils de velours bleu roi, autour d’une somptueuse table ovale en marqueterie florentine. Ils viennent un peu de tous les milieux et de tous les âges.

Deux tourtereaux se regardent d’un air niais jusqu’à en loucher, un sourire béat faisant pendre leur mâchoire. Le plus vieux ressemble à Shylock, cheveux blancs longs, nez pointu, regard fouineur et rictus de dédain. Ce gros jovial dodu, là, c’est surement le boulanger. Sa nouvelle est intéressante mais chaque feuillet sent le croissant et est parsemé de taches de gras.

Madame du Blanbec trône dans une cathèdre de velours pourpre cloutée d’or. Elle essaie de sourire non-stop mais les rides qui  rayonnent autour de sa bouche montrent que son air naturel est plutôt cul de poule.

Les jurés sont de vieux profs qui ont plus ou moins vu imprimer quelque article dans la presse, ou un peu plus à frais d’auteur. L’un d’eux devait être un vrai écrivain, choisi parce qu’il était natif du lieu, mais ça le barbait alors il a envoyé son concierge.

Tap,  tap, tap.  Madame du Blanbec ouvre solennellement la séance. Chaque membre du jury va prendre une nouvelle, en commencer la lecture à haute voix pour que chacun la reconnaisse.

La première : « Encore trois pas et me voilà dans la boulangerie…. » Bla bla bla, odeurs de farine, de levure, de fleur d’oranger…. 

La suivante : « Annie aimait les sucettes, surtout à l’anis, elle a donc épousé un confiseur… ». Le reste est douceâtre et écœurant.

Encore une : « Par Toutatis, je me croquerais bien ce joli marmot, dit l’ogre gourmand en ouvrant sa grande gueule pleine de dents ».

Madame du Blanbec est un peu choquée. Elle demande de l’air, on ouvre les fenêtres pour laisser entrer la fraîcheur chlorophyllée. Ça fait du bien, en effet, un courant d’air parfumé.

Seulement voilà, la pile des manuscrits s’envole, les feuillets s’éparpillent. Les candidats affolés s’égaillent pour les rattraper, sous les buissons, dans les arbres, dans l’eau de la fontaine. Ils sont affolés comme des fourmis après un coup de pied dans leur habitacle.

Et pendant ce temps l’heure avance, il va bien falloir revenir, délibérer, décider d’un palmarès et choisir le gagnant qui recevra un petit chèque et une photo dédicacée de Madame du Blanbec.

Chacun revient donc avec ce qu’il a pu ramasser. On remet tout sur la table du jury qui reprend sa lecture.

Catastrophe ! Tout est mélangé. La deuxième page de la première nouvelle est remplacée par la cinquième page de la troisième et le reste à l’avenant. Annie se trouve séquestrée par l’ogre et soumise à son bon plaisir. La boulangerie a été rachetée par un confiseur fabricant de chewing-gum et le boulanger est tombé dans la cuve……..

C’est une émeute, une révolution qui saisit les candidats. Ils se précipitent vers les jurés, leur arrachent les feuilles, se les disputent, cherchent à reconstituer chacun son chef d’œuvre. Seuls les jouvenceaux amoureux n’ont rien vu, rien entendu. Ils sont toujours dans leurs fauteuils, à croire qu’ils sont empaillés pour l’éternité.

Un à un les membres du jury se sont éclipsés par une porte du fond. Madame du Blanbec essaie de ramener le calme. Tap, tap, tap, fait-elle sur la table, de plus en plus fort pour se faire entendre jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’elle tape avec son ordinateur qui est maintenant en morceaux. Alors elle glisse au bas de son trône et courbée en deux, presque en rampant, elle s’enfuit.

Tandis que les combats entre impétrants se poursuivent jusque dans le parc où tout le monde finit par se perdre dans le si élégant labyrinthe de buis dont la visite devait être le clou de la journée, les deux amoureux se réveillent. Bien sûr, ils n’y comprennent rien. Ils ramassent tous les feuillets qu’ils trouvent, les fourrent dans leur sac et s’en vont bras dessus bras dessous.

On a appris qu’ils ont édité sous un double pseudonyme, un recueil de vingt nouvelles étranges et quasi surréalistes qui ont un succès fou auprès des intellectuels de gauche.

 illustration: Bleus, d'Olivier Taffin

http://olivier.taffin.net/2007/10/

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