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20 juin 2013

Liseuse, par Jean-Claude Boyrie

Mille-fleurs 3

La liseuse.

 LECTRICE

 Jeune femme lisant, fin XVème s., plume et encre brune sur papier, 29,5 x 22,2 cm, Bâle, Kupfer stickabinett

 Leur premier contact avait été glacial, presque hostile : ils n'appartenaient pas au même monde. Jusqu'à présent, Maxence avait travaillé seul dans un logement vide. Il n'avait de contact avec sa future occupante qu'à travers un prisme : celui des parents d'Émilie. Tout à leur chagrin d'avoir une fille infirme, Jacques et Muriel Aucante en faisaient des tonnes. Ils avaient tendance à parler un peu trop à sa place, une erreur sans doute... Mais dans leur situation, qui eût osé les critiquer ?

Désormais, l'infirme habitait le studio qu'il avait aménagé pour elle. Lorsque Max actionna la touche de l'interphone, elle mit un certain temps à réagir. Normal, s'agissant d'une personne seule et handicapée. Il n'empêche, ça faisait une drôle d'impression. L'ascenseur était venu chercher Max automatiquement, trop pratique : la porte palière était d'avance ouverte. Une voix féminine l'invita à entrer en ce lieu qu'il croyait bien connaître et trouva changé, comme imprégné d'une présence nouvelle. Avec curiosité, Max chercha des yeux l'occupante. À quoi ressemblait-elle ? Émilie ne se décidant pas à venir à sa rencontre, il la rejoignit  : elle se trouvait dans le séjour, son fauteuil roulant adossé à la porte-fenêtre. La première vison qu'il eut d'elle fut à contre-jour. Il la trouva, pâle, amaigrie, avait du mal à reconnaître en elle la jeune fille éblouissante de la photo. Évidemment, l'accident n'avait rien arrangé. L'infirme était vêtue sobrement. Sa robe noire boutonnée jusqu'en haut du col la faisait paraître plus âgée qu'elle n'était réellement. Seule touche de coquetterie : elle assortissait avec beaucoup de goût des yeux pervenche au petit foulard de soie qu'elle portait autour du cou. La chevelure relevée en chignon dégageait la nuque, en soulignait l'inflexion. La luminosité forte faisait paraître l'arête du nez plus aiguë, elle accentuait les aspérités d'un visage au modelé sûrement délicat. La jeune fille demeurait immobile, étrangement silencieuse ; elle semblait en contemplation face au paysage, en tournant le dos à son visiteur. Elle tenait une liseuse électronique à la main ; manifestement, elle avait du mal à se concentrer sur son écran. Ses yeux s'évadaient constamment, pour suivre le contour sinueux de la Roubine en direction de la mer ou de quelque autre point de fuite imaginaire.

À ses traits crispés, Max jugea cette fille « psychorigide », une expression qu'il avait piquée au boss. Ce vocabulaire ampoulé ne rendait pas compte des raisons profondes de la prétendue rigidité d'Émilie. Elle cachait un sentiment profond de déchéance et le déni de son infirmité.

Elle ne regarda pas l'arrivant, lui rendit son salut d'un signe de tête.

Il se présenta brièvement :

« Maxence Andrieu, de Handi-Assistance.

  - Enchantée. Émilie Aucante. »

Durant leur bref entretien, le ton resta froid, professionnel. Ils échangèrent peu. Entre eux deux, le vouvoiement s'imposa d'emblée, et demeura longtemps. Quand Max lui donnait du « Mademoiselle », elle répondait par un impersonnel « Monsieur ». Ils n'avaient pourtant qu'à peine deux années de différence d'âge.

Il lui posa les questions d'usage. Était-elle à son aise dans son nouveau logement ? Trouvait-elle les adaptations faites à sa convenance ? Avait-elle des souhaits supplémentaires à formuler ? Sur ces divers points, la patiente n'exprima pas d'avis, ou formulait des réponses fermées qui n'incitaient pas son interlocuteur à poursuivre. On sentait qu'elle se forçait à parler. Elle dit simplement s'en remettre au savoir-faire de l'Association. Se référant à cette entité neutre, elle se trouvait du même coup dispensée de rendre hommage au travail de Max. Commode, mais pas très gentil. Lui qui avait conçu cet aménagement pour elle en ressentit un pincement. Il s'expliquait mal l'attitude de son interlocutrice, l'attribuait au mieux à l'indifférence, au pire à une aversion naturelle, qu'il n'était pas loin de partager. Le jeune homme se ressaisit, garda ses remarques pour lui. Ces chochotteries n'avaient guère d'importance, il en aurait bientôt fini avec cette « cliente » (il employait à son tour un terme volontairement réducteur !)

Il lui expliqua qu'il avait juste à vérifier avec elle la bonne fin des travaux. Ensuite, le rôle de Maxence prendrait fin, il céderait la place à ses deux acolytes : Thierry pour les séances de kiné, Zubbeyda pour les soins. Émilie ne marqua pas de réaction particulière à son propos. Elle hocha la tête, ils n'avaient plus rien à se dire. Max se préparait à tirer sa révérence, lorsqu'il se souvint brusquement d'un point capital qui n'avait pas été abordé : l'informatique. Ah oui, parlons-en ! Émilie ne comprenait pas, vu l'exiguïté du logement, qu'il eût commandé du matériel aussi encombrant. Pourquoi cette usine à gaz ? Elle aurait préféré quelque chose de plus discret, de plus design, qu'elle aurait pu glisser dans son sac à main. Elle convoitait une tablette avec un max d'applis dont elle avait vu la pub dans un magazine spécialisé. Tout ce qu'il y a de mieux : « Équipement au top, interface épurée agréable à utiliser, processeur quadri-coeur, écran tactile de sept pouces haut de gamme, wi-fi 32 gigas et tout. Je vous bluffe pas » 

À quoi rêvent les jeunes filles ! Il en était comme deux ronds de flan. Dans un sens, ça le blessait dans son orgueil de mâle d'être ainsi surclassé par une infirme. On allait bien voir. Il surenchérit.

« Ouais, fit Max, je sens que vous êtes bien informée. C'est juste que ce genre de matériel n'est pas apte à recevoir un logiciel de C.A.O.

  - C'est quoi, cette bête ?

  - Conception assistée par ordinateur. Vous vous en servirez pour travailler en trois dimensions. C'est prévu dans votre programme de formation.

  - Quoi ? Vous êtes au courant de ma formation ? Comment cela se fait-il ?

  - J'ai trouvé le document correspondant dans votre dossier.

  - Je ne sais pas qui l'y a mis, mais je trouve ça plutôt moyen. Mon projet ne concerne que moi !

  - Désolé, c'était pour vous rendre service, je ne voulais pas vous offenser.

  - Je ne le suis pas vraiment. Au fait, comment se sert-on de la… comment dites-vous ? C.A.O.

  - Il se trouve que j'ai acquis la pratique d'Auto-crade. Rien de très compliqué. L'interface est conviviale. Et puis, vous avez une aide en ligne. Je puis éventuellement vous initier.

  - Ah ? Cela aussi fait partie de vos attributions ?

[Maxence rougit, ne voulant pas reconnaître qu'en fait, il avait pris ça sous son bonnet]

  - Pas franchement. Mais je sais par avance que le boss sera d'accord. Vous connaissez notre devise : « Handi-assistance, une présence ! »

Max avait sorti ça tout de go, mécaniquement, du même ton qu'il se fût écrié dans son enfance : « Scout, toujours prêt ! ». Prêt à quoi ? Il ne l'avait jamais su.

Pragmatique, Émilie s'enquit du tarif de ses prestations. Sans doute croyait-elle que Max cherchait à obtenir une gratification supplémentaire, on n'est jamais assez méfiant. Il se récria, répondit qu'il agissait en tant que salarié d'une assoc' dont il était en quelque sorte la cheville ouvrière. La facturation du service rendu relevait de l'agent comptable et de lui seul. « Je ne suis pas à vendre ! », conclut-il. La jeune fille répondit avec une expression d'étonnement douloureux : « Croyez bien qu'il n'y avait pas d'intention blessante de ma part. C'est juste que l'aide à la personne est onéreuse, il faut bien se renseigner au préalable.   - Mais enfin, finit-il par lâcher, je fais tout cela pour vous, Émilie ! 

  - Vous m'appelez par mon prénom, à présent ? »

Max se mordit les lèvres : il était en train de s'enferrer. Le ton de son interlocutrice était plus amusé qu'indigné. Sûrement, elle ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'il l'appelât Émilie ou même la tutoyât. Mais lui devait se garder de toute familiarité propice à d'éventuels dérapages. Cela se retournerait contre lui, car il savait qu'il avait affaire à une chipie de première. Avec elle, il devait rester constamment sur ses gardes, on l'avait on prévenu, sans quoi les nanas de ce genre deviennent vite accaparantes.

Un ange passa. Chacun restait sur son quant à soi. Finalement, ce fut Émilie qui fit le premier pas en direction de son interlocuteur : « C'est bon, Monsieur, j'accepte votre offre et les conditions qui vont avec, mais... [silence gêné] je pose les miennes à mon tour. Désormais, nous serons Émilie et Maxence, ce sera plus cool. »

« Au moins, en voilà une qui sait ce qu'elle veut ! » pensa Max. La véritable Émilie était éloignée de l'insignifiante péronnelle dont on lui avait dressé le portrait. Quelque chose commençait à bouger dans sa tête. Il ne la voyait plus de la même façon. Au départ, l'infirme se montrait distante, orgueilleuse. Elle n'offrait guère de prise à de quelconques relations, le courant passait mal entre eux... Avait-il fait l'effort suffisant pour la connaître ? Il avait accepté ce travail à l'assoc' parce qu'il fallait bien vivre et qu'il n'avait rien trouvé d'autre. Un sentiment de responsabilité se faisait jour en lui. S'occuper de personnes handicapées n'est pas un travail comme les autres. Cela n'allait pas sans risque : il devait s'impliquer au point de laisser quelque chose de lui-même. Cette fille lui était confiée, il allait l'aider à s'en sortir et se serait senti le dernier des derniers s'il ne faisait pas le maximum pour elle.

 

(À suivre....)

 

 

 

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