Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
4 septembre 2013

Un volant couleur champagne (3), par C. Menahem-Lilin

 

VII

Il est agréable de marcher avec Marco, constate Ania. Ils vont spontanément au même rythme.

Au même rythme… Le rythme de leur marche ne la contraint pas, laisse libres ses pensées.

 Elle comprend maintenant ce qui l’avait retenue dans l’image de ces deux enfants autour de la petite voiture. Elle se souvient… A six ou sept ans, elle aussi avait rêvé de conduire un véhicule à sa taille, miniature mais néanmoins parfait. Ce qu’elle voulait c’était un camion, pour ressembler à Papa, qui chaque matin domptait son monstre diesel pour aller transporter sa marchandise au marché.

Quelquefois les aubes d’été, elle montait à côté de lui. Quand le moteur cessait de cracher pour ronronner suavement, elle regardait son père avec admiration. Elle aussi aimait obtenir, des chats à demi sauvages du jardin, qu’ils s’harmonisent sous sa caresse...  Il avait en outre une manière de conduire tranquillement, du bout des doigts, les pieds jouant presque musicalement sur les pédales, qui lui avait fait comprendre que la puissance est affaire d’adéquation à ce qu’on fait, d’attention et non d’apparat.

C’est cela qui l’émeut, se dit-elle : l’attention juste. Certains professeurs patients, et passionnés,  l’avaient ainsi menée au zénith de ses capacités intellectuelles. Le comptable qui l’aide aujourd’hui dans l’affaire qu’elle a montée a le don, lui aussi, d’épanouir sa confiance en elle.

Avec Jean-John, elle avait eu tout faux. Choisir la belle américaine et une vie en cinémascope avait été comme une revanche, se dit-elle aujourd’hui. Son père était mort l’année précédente, après une longue maladie, qui les derniers temps faisait trembler ses gestes si sûrs, et se tromper dans les noms et les regards…

Curieusement elle avait mis des années à passer son permis, comme si une fidélité paradoxale, non au père malade mais au père de son enfance, l’arrêtait. Ne pas maîtriser ce dont il n’était plus capable…

Elle ne possédait l’autorisation de rouler en adulte que depuis six mois, quand elle avait rencontré Jean-John. Et elle l’avait laissé la priver de volant et de direction, presque immédiatement, en se débattant à peine.

Pauvre Jean-John, après tout elle ne l’avait pas plus aimé qu’il n’avait su la comprendre. Tous deux s’étaient trompés d’histoire, et de regard. Ils avaient cru partager l’image, la belle image du couple à bord de la luxueuse américaine. Ils n’avaient partagé que la peur qui figeait l’image, faisait briller la carrosserie mais rétrécissait l’habillage intérieur comme peau de chagrin.

J’aurais dû le quitter plus tôt, se dit-elle maintenant.

Mais non. Elle voulait qu’il devienne l’homme puissant qu’elle avait entrevu au début de leur relation. Elle avait dépensé pour lui ses réserves de séduction et de naïveté.

Aujourd’hui, la seule pensée de mentir pour faire plaisir la met au bord de la nausée.

Celui qui me voudra aujourd’hui sera attiré par mon caractère, pas par ma coquetterie.

Elle s’est débarrassée, comme d’un bagage surnuméraire qu’on oublie au bord de la route, de sa peur de déplaire.

A son côté, Marco se met à chantonner, une vieille chanson que son père aussi aimait : A bicyclette. « La la la la de bon matin, la la la la la la la… avec Paulette… »

Son père, avant que la maladie ne le transforme et l’emporte, lui aussi aimait cette chanson. Quand elle gigotait trop fort ses petites jambes sur le trop grand siège du camion, il la regardait du coin de l’œil, un sourire jouant au coin de ses lèvres. Sa voix aussi se mettait à sourire. Il avait, pour elle, modifié le refrain : « La la la la… avec Annette… » chantait-il. Sa voix prenait alors une tonalité chaude, dorée, et elle se sentait transportée au soleil, un chaud soleil qu’elle ne voulait pas quitter.

Qu’elle n’aurait pas voulu quitter. Jamais.

VIII

Marco voit, du coin de l’œil, que sa voisine s’est mise à pleurer. Elle pleure discrètement, en silence, tout en continuant à marcher du même pas. Elle ne fait même pas mine de s’essuyer les yeux. Dois-je lui proposer de boire quelque chose ? de s’arrêter quelque part ? Mais elle parait si déterminée dans son avance. Elle ne le regarde pas, elle pleure parce que les larmes doivent couler, elles semblent lui être bienfaisantes. Pour lui montrer sa solidarité, il effleure son poignet. Etre là – sans être intrusif. Mais être là, parce que cette fille, même silencieuse et butée sur son chagrin comme à présent, l’attire. C’est comme une chanson qu’elle fredonnerait en arrière de son chagrin. C’est comme une joie qui pétillerait derrière ses larmes. Cette fille, c’est du champagne. Même un peu salé par les larmes, il a envie d’en connaitre le gout. Il a envie de l’embrasser. Mais il ne le fait pas, ne le tente même pas, car ce n’est pas le moment pour elle, vraiment pas.

A la place il enserre doucement son poignet. Elle ne le repousse pas, au contraire en retour elle presse brièvement sa main. La paume est chaude, ses doigts sont frais. Il se dit qu’il aime cette sensation –  qu’il l’aime peut-être tout court, elle.

Il a peut-être parlé tout haut. En tout cas elle tourne son visage vers lui et, essuyant ses larmes du revers de sa main libre, elle lui sourit ; un vrai sourire cette fois, naïf et audacieux.

« Ça te dirait, une partie d’auto-tamponneuses ? » lui demande-t-elle.

Il éclate de rire.

IX

Tard dans une nuit, à l’arrière d’un van où peu avant s’ébrouait un cheval, ils trinquent au champagne. Quand ils s’embrassent pour la première fois, il constate qu’il avait raison, le baiser a un goût acidulé, maritime et délicieux, et le bout de ses doigts pétille quand il les passe dans les courts cheveux blonds.

« Où m’emmènes-tu ? chuchote-t-elle un peu plus tard, s’étirant en faisant pleuvoir, autour d’elle, des brins de paille. – C’est un secret. De toute façon c’est toi qui conduis. – Tu rigoles ? Un engin pareil, je ne saurais pas. »

Il lui tend la main pour l’aider à se relever, puis la précède vers le fond du van ; là, il fait coulisser une porte cachée. Elle adore ça, elle a l’impression de pénétrer dans ses rêves d’enfant.  De l’autre côté la cabine, petite et intime. A la lueur de la lune, sur le volant de cuir des vagues semblent se dessiner, sableuses et légères. Un volant couleur champagne. « La vie avec toi », lui souffle Marco à l’oreille. Elle se retourne, le regarde dans les yeux, il semble sincère.

« Allez grimpe, princesse, ou je te ramène sur les auto-tamponneuses. »

Elle rit. De leur précédente virée elle a encore des bleus – Ils ont encore des bleus.

Il la scrute toujours, tranquille, sûr qu’elle saura. Elle sent les deux lèvres de sa vie déchirée se rapprocher, et presque se rejoindre. Alors elle s’installe, royale, sur le siège.

Debout, Marco la regarde tourner la clé, se familiariser avec les vitesses, actionner les pédales. Quand elle démarre le moteur hoquette et le véhicule a un soubresaut. Elle recommence.  Lui s’assoit, un peu pâle. Il a vaguement peur, mais il ne le dira pas. Le petit camion, en grondant doucement comme un chat ronronne, s’avance de quelques tours de roue puis quitte le parking pour rejoindre la départementale déserte. Il semble vouloir rejoindre, là-bas, l’œil blanc, écarquillé, de la lune.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité