Messe câline, par Jean-Claude Boyrie
Messe câline.
« Je vous écris du bout du monde. Il faut que vous le sachiez : les arbres en tremblent »
Henri Michaux, "Plume", 1982.
Je l'ai rencontrée
sur le haut Plateau, née
d'un cactus nommé peyotl.
Entre elle et moi, c'est une immense
histoire d'amour. Compagne de mon rêve,
elle se prête, amène, aux projets les plus fous.
Elle me fait entrer dans son monde magique.
En quête d'aventure, et toujours en errance,
curieux
d'un improbable ailleurs, nous allons en ces lieux
d'où personne ne vient, où nul ne doit se rendre.
« Impudent imprudent,
que viens-tu faire ici, dans cette solitude ?
Je ne suis qu'un pauvre berger,
du désert, l'unique habitant.
Dis. Qu'attends-tu de moi ? »
Je lui demande mon chemin.
Le vieil homme désigne une sente escarpée,
une voie de tous ignorée,
qui, depuis le plateau, s'enfonce dans la sylve
et plonge jusqu'au coeur profond de la falaise.
Nous devinons d'en haut la plaine littorale,
une frange bleutée, à peine perceptible,
et qui scintille à l'horizon,
Cet objectif paraît au loin inaccessible.
Mirage ? Hallucination ?
La mer... une irréelle et trouble vision....
Parfois, nous nous heurtons
à quelque obstacle infranchissable, trop heureux
qu'un repère anodin nous mène au droit chemin.
Que d'embûches sur ce trajet
cahotant, chaotique et plein d'aspérités !
Nous tentons vainement de progresser debout :
il nous faut tôt ou tard nous mettre à deux genoux,
et ramper, ramper, sans souci des meurtrissures.
Opaque est le mur végétal environnant.
De sombres frondaisons masquent le paysage
et leur ombre s'allonge au sol, immensément.
L'inextricable enchevêtrement des lianes
étend sa masse obscure, menaçante
en son arborescence, infini turbulent.
Le vent venu de mer chargé d'humidité
vient battre la falaise, sans trêve.
La pluie impitoyablement a détrempé
la rouge latérite et la végétation,
au point de rendre le trajet impraticable
à l'approche de la mousson.
Nos vêtements imprégnés d'eau,
ruissellent et, gluants, nous collent à la peau.
Les habitants de ce pays, pâles zombies,
sont discrets, à se demander s'ils existent.
J'en ai croisé pourtant, errant à peu près nus
au plus profond des bois. Nul besoin de boussole :
ils ont un sens inné de l'orientation.
Ces pauvres gens vivent de chasse et de cueillette,
se parlent au moyen d'un langage sifflé.
Ils excellent au travail du bois
et gravent sur l'écorce des signes inconnus.
Cette tribu
porte un bien joli nom : « zafimanir »1,
un mot qui rime en notre langue avec « Zéphyr ».
« On ne voit rien que ce
qu'il importe si peu de voir.
Rien, et cependant on tremble. »
La nuit tombe brutalement sous les Tropiques !
Ici, l'obscurité nous surprend tout d'un coup.
Par chance,
nous avons échoué tout près d'un campement.
Ne pouvant aller plus avant,
nous décidons de rester sur place : un auvent
de branches nous abrite des intempéries.
La pluie ayant pris fin, les feuillages s'animent.
Au travers de leurs interstices, nous voyons
des feux un à un s'allumer.
Clair de lune : elle arrive à son premier quartier.
Sur nos têtes paraît le fouillis des étoiles.
L'air vibre de l'appel lancinant des criquets.
Comment dormir, avec ce vent qui siffle dans les branches ?
Nous entendons feuler une panthère au loin...
Enfin paraît l'aurore. « Elle est grise en ce lieu,
il n'en fut pas toujours ainsi »
Homère la disait jadis « aux doigts de rose » !
Enfin, nous étirons nos membres engourdis,
et nous acheminons derechef vers la Côte.
Un changement s'est fait : l'air est bien plus léger.
Une poudre irisée au soleil étincelle
dès ses premiers rayons, en perles de rosée.
Enfin nous parvenons à la frange incertaine
où la sylve se fond, en bas de la falaise,
avec le paysage ouvert des plantations.
Suave est le parfum des fleurs de caféier.
S'y mêle, insistante,
l'odeur balsamique des eucalyptus et
celle de l'ylang-yland, plus entêtante.
Nous respirons l'air vespéral à pleins poumons
un prélude troublant à la messe câline.
Jusqu'au jourd'hui,
j'ai gardé souvenir de ces nuits opalines ;
il me revient aussi
le nom de l'éphémère ennemie et amie,
ma compagne d'alors avait nom : « Mescaline ».
« Les drogues nous ennuient avec leur paradis »2
Illustration : Henri Michaux, Arbres des Tropiques, 1937, Aquarelle sur fond noir, 24 x 31 cm, Coll. Part./ »sans titre », 1982, huile sur toile 40 x 33 cm, Coll. Part.
Piste d'écriture : Trouver un écho à la citation poétique en exergue.
Notes :
1. Zafimaniry : tribu de la côte orientale de Madagascar
2. Henri Michaux, exergue de « Connaissance par les gouffres »