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15 avril 2014

Pâris des bois (IV), par Corinne Français

La pièce à vivre était habitée par le silence. Il n’y avait pas de ces horloges francomtoises qui égrènent les secondes jusqu’à ce que le temps passe de manière obsédante. Pas de coucou suisse, bondissant à l’heure dite d’un mini chalet vaudois, en entonnant un yodle effréné.

L’absence de son était un état de fait, une volonté de l’occupant des lieux. Cela se percevait dans ses choix. Peu d’objets, peu de lumière.

Étonnamment, pourtant, l’endroit était intime et accueillant. On pouvait s'y sentir à son aise.

Une petite table en bois clair. Un livre posé, ouvert. Deux chaises métalliques noires, fonctionnelles. Un lit une place recouvert d’une couverture aux motifs bleu et orange. C’était une chambre, une cuisine, un salon, tout à la fois. Côté cuisine, tout était en ordre. Pas de vaisselle sale dans l’évier, pas de casserole sur le feu.

Et ce beau silence…

Pâris était assis sur le pouf, adossé au mur de l’entrée, les coudes fermement appuyés sur les genoux, le menton posé sur les deux mains entrecroisées. Le Japonais occupait une des deux chaises métalliques. Il ne faisait aucun geste et semblait être assis là depuis l’aube des temps. Pâris se demandait encore quelle mouche l’avait piqué ce matin et pourquoi il avait ramené l’étranger chez lui.

- Je vais faire un café. Tu en veux ? essaya-t-il. Pas de réaction.

Paris se lève et se place devant la chaise occupée. Il fait le geste de lever une tasse à ses lèvres. L’autre le regarde alors et d’un mouvement de tête, acquiesce enfin.

Pâris se met en quête de la cafetière italienne, qu’il déniche sur l’étagère sous la fenêtre, y ajoute les doses d’eau et de café et pose le tout sur la plaque électrique.

- Vous… Paris comme Paris, tour Eiffel ?

- Oui, comme Paris, tour Eiffel. Et toi, Quo… ?

- Kojirô comme Kojirô

- Et c’est quoi, Kojirô ?

L’autre s’anime et réalise des gestes qui fendent l’air.

Puis il ferme son visage et devient impénétrable.

- Kojirô, grand samouraï.

- Ah. Et toi aussi, grand samouraï ?

- Non, non. Moi, rien. Moi, Japonais.

Il semble confus de ce que Pâris a suggéré.

 

Le silence retrouve son territoire pour un moment, après cette avalanche de mots. Mais il est vite interrompu par le léger sifflement qui s’échappe de la cafetière italienne et tente d’envahir les lieux. Pâris retire le récipient de la plaque et le sifflement décroît, réduit à un gargouillis de vapeur agonisante. Il s’empare de deux tasses et dispose deux cuillères sur la table. Enfin, il sert le café dont l’arôme a envahi la pièce. Les deux hommes se font face. Pâris est curieux. Il aimerait en savoir un peu plus sur son hôte japonais mais parler n’est pas son fort. Et là, subitement, il s’en veut de sa difficulté à aller vers les autres. Du bout de l’ongle, il triture une petite écharde de bois, qui dépasse à un angle de la table. Il cherche dans sa tête comment parvenir à communiquer. La difficulté de la langue ne facilite pas ses efforts.

Alors, il continue à triturer l’écharde.

Pendant ce temps, Kojirô savoure le noir et amer breuvage. Il goûte chaque gorgée, en déglutissant bruyamment. Rien dans son visage ne semble trahir son état intérieur. Non pas qu’il se force à être inexpressif. C’est juste qu’il n’a pas appris, tout simplement.

« Que faisais-tu dans le bois ? » lance Pâris tout à trac en extirpant l’écharde de la table. L’autre semble perplexe. Pâris soupire et tente de mimer ce dont il se souvient. Le petit tapis, les mots répétés de manière lancinante. Il se sent à nouveau ridicule.

- Je…

Kojirô cherche ses mots.

- Mon pays… Loin. Je fais…

Il mime quelques gestes de sa prière

- Pour être fort !

- Ahh. murmure Pâris. Toi, maison ?

Il joint ses mains pour signifier un toit. Kojirô, fait oui d’un signe de tête et d’une voix lasse, répond :

- Foyer. Étranger.

Un moment passe.

- Pas bien pour moi. Forêt, bien pour moi.

- Si tu veux, tu peux rester là, jette Pâris en désignant le sol de ses mains.

Il n’en revient pas des mots qui sont sortis de sa bouche. Il est tellement surpris qu’il se lève et sort. Une lumière crue aussitôt envahit la pièce. À cette époque de l’année, le soleil est éblouissant. Dehors, l’air est chaud et humide. Pâris prend une grande goulée d’air et se dirige vers l’atelier. La clé est au clou. Elle lui échappe des mains quand il veut l’attraper et tombe au sol. Il pousse un juron. En se penchant pour la ramasser, il voit à l’envers Kojirô dans l’encoignure de la porte d’entrée. La clé tourne dans la serrure et la porte pivote sur ses gonds en émettant un léger grincement. Pâris entre dans la pièce et le bruit de ses pas sur le béton est amorti par l’épaisse couche de sciure recouvrant le sol. Ça sent le sapin, des copeaux sont encore accrochés sur les bords de fenêtres, sur les diverses boîtes de conserves pleines d’outils, même sur les toiles d’araignée en haut de l’étagère. Des bouts de bois de toutes tailles s’enchevêtrent dans un coin et de belles planches sont empilées, à droite de la porte, toutes de la même taille, séparées par des petits tasseaux de même hauteur. Épinglés sur les bords d’étagère, des bouts de papier recouverts de croquis, de mesures attendent leur heure. Pâris s’attelle à son dernier projet en cours. Il appuie machinalement sur l’énorme interrupteur rouge et aussitôt, un vrombissement monte et enfle, en même temps que la lame de la scie se met en rotation et accélère son mouvement, jusqu’à ne plus former qu’un rond mugissant. Kojirô se tient sur le pas de la porte, sa bouche est ouverte et ses yeux écarquillés. Il regarde Pâris s’activer au milieu des copeaux qui volent de part et d’autre. Ça sent la résine, le bois gémit en se fendant. Les rebuts de planches tombent au sol en rebondissant bruyamment. Pâris les ramasse puis les jette machinalement vers le tas de bois déjà conséquent…

Kojirô le fixe. Soudain il se détourne et pleure. Tout son corps est agité de sanglots. Pâris le voit et arrête la machine.

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