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25 septembre 2014

Élodie a dit... par Jean-Claude Boyrie

« L'Hippocampe » 1.

Élodie a dit...

 Torroella, 24 juin 2014.

     Sept heures du mat'. Ils sont déjà loin, les feux de la Saint Jean et autres réjouissances qui marquent le solstice d'été. Passée cette échéance, imperceptiblement les jours commencent à raccourcir. Il en est de même de ma vie. J'en atteins le mitan, j'allais dire la mi-temps ; une occasion de m'examiner en toute nudité, face à la glace. Celle-ci me renvoie un reflet sans concession. Ce léger empâtement au niveau de la taille et des hanches, différencie la femme d'aujourd'hui de la sylphide que naguère je fus. De minuscules plis d'expression paraissent sur mon visage, au détour des espoirs et des illusions. J'y vois les prémisses d'un inéluctable déclin. À ce tournant de l'existence, j'aimerais souffler un peu, faire un arrêt sur image. Hélas, le temps, insensible à mes objurgations, s'obstine à filer de plus en plus vite.

    Réveil morose, une sensation de gueule de bois. Plutôt insolite pour quelqu'un qui n'a pas bu d'alcool (enfin si peu... hier soir, je ne me souviens plus bien, je n'irais pas en jurer). Je me lève en maugréant, avale un café vite fait, pour me requinquer, avant d'ouvrir les persiennes. Au dehors, les cris des goélands se mêlent au bruit monotone des flots. Pas un chat sur la plage à cette heure matinale. La forte tramontane de ces jours derniers s'est calmée. Une brume bleu acier, diffuse et diaphane, s'effiloche sous l'effet de la brise de mer qui, tout de suite, a rafraîchi la pièce. Il fera beau pour peu que ce reste de brouillard se dissipe. Et voilà que le soleil émerge. Il déchire sa gangue de nuages, laissant une trace sanguinolente sur fond laiteux. Derrière moi, la tour de guet en ruines, juchée sur une hauteur, domine le littoral. Le village lui doit son nom. En des temps reculés, elle servait à donner l'alerte en cas d'incursions mauresques. Au large, la Grande Bleue ondule en scintillant. Des gerbes d'étincelles fusent à chaque instant. La forte luminosité m'éblouit. Je ferme les yeux.

    L'heure est à la méditation. Le temps de dérouler une natte sur le sol, voici que je m'installe en position de lotus, avec le souci de concentrer l'énergie vitale en éliminant les idées parasites. Pas évident pourtant de faire le vide cérébral. Une rengaine obsédante défile en boucle.... Oh, cet agaçant bruit de fond que je n'arrive pas à résorber : « Élodie a fait ci, Élodie a fait ça, Élodie a dit.... ».

    Les vagues amènent et ramènent sans fin dans mon esprit les images d'autrefois. Les unes agréables, d'autres que je voulais effacer de ma mémoire. Un geste enfantin : je porte à mon oreille un coquillage en forme de buccin, souvenir ramené de mon séjour en Inde. Il agit comme une chambre d'écho, me faisant entendre, non point le bruit de la mer, comme je l'ai cru longtemps, mais le battement de mon propre coeur et du sang pulsé dans mes veines. Je module ma respiration en me laissant bercer par le ressac. On m'a appris que l'émotion n'est qu'une simple interface entre le corps et l'esprit. Il n'est que de faire le silence intérieur et patienter pour atteindre la sérénité.

    Une fois le calme établi, pour un peu, je pourrais m'assoupir. Et rêver.

Sur la grève, solitaire,

au petit matin,

une hutte en roseaux,

modeste abri de pêcheurs.

Ici vivent deux soeurs,

petits anges au doux visage

qu'éclaire

un premier rayon de soleil.

1 L'Oustalet

     Et voilà que ces images resurgissent ! Je retrouve par la pensée les lieux chéris de mon enfance : un coin de paradis perdu. Fin des années soixante dix : le lido, mince cordon qui sépare la mer de l'étang, n'est à perte de vue qu'une lande nue et grise ; vierge de constructions, hormis des cabanes disséminées. Au coeur de ce hameau de pêcheurs, il est une maisonnette, un casot, comme on dit ici, que je reconnaîtrais entre mille. Ici, nous passions en famille des vacances « libres et gratuites ». Nous avions baptisé cette demeure « l'Oustalet ». Je la revois dans son état d'origine. Murs de pierre sèche et toit de sanils conservent en été la fraîcheur du logis, préservant à la mauvaise saison ses occupants du froid et de l'humidité. Comme il est d'usage alors, portes et fenêtres sont peints en bleu charrette. La vigne vierge envahit les murs. Sous la tonnelle, on aperçoit des visages familiers, souriants. Cette silhouette un un peu massive est- celle de mon père – il avait déjà pris de l'estomac, comme on dit, j'en parle au passé car, hélas, il n'est plus de ce monde aujourd'hui ! Ma mère tricote, assise à ses côtés – qui peut alors deviner dans cette fringante jeune femme la malade incurable qu'elle est devenue ? Entre mes parents, jouent (ou se chamaillent, allez savoir) deux adorables fillettes : ma soeur Élodie dite « Lilou » ; moi-même, Marie-Louise, en abrégé « Milou ». Question surnoms, seule la première consonne nous sépare. Pour le reste, nous ressemblons à s'y méprendre. Pas étonnant, puisque nous sommes jumelles. Toutes petites, Mère a pris soin de nous habiller différemment, pour éviter qu'on nous confonde. Aucun risque : très vite, nos caractères nous ont différenciées. Je manifeste une sensibilité artistique exacerbée, on va bientôt dire de moi que je suis de tempérament instable, inapte aux études théoriques. La comparaison avec Élodie ne va pas se faire pas à mon avantage, elle passe pour une élève modèle, sérieuse et appliquée, ayant tout pour réussir. En même temps que je l'admire, j'avoue en être un peu jalouse. Elle est tellement plus douée, plus brillante que moi !

Au même endroit, vingt ans plus tard,

paraissent d'affreux baraquements,

baignés d'une lumière crépusculaire.

Des fantômes hagards

errent de-ci de là, leur regard

flottant dans le vide.

Je cherche dans cette foule obscure

une fille qui me ressemble...

enfin telle que ce que j'étais

il y a vingt ans.

    Années quatre vingt dix. Petit à petit, ma mémoire restitue les éléments dérangeants qu'elle avait soigneusement gommés depuis lors. Les beatniks, comme disent les gens du coin, ont colonisé cette plage. Je les revois, hirsutes, plus ou moins dénudés, on ne sait ni qui ils sont, ni où ils vont, ni ce qu'ils font. Certains, apparemment incapables de tenir debout, sont adossés aux murs de leur baraque, d'autres affalés dans leur hamac, sous l'emprise de la cocaïne ou de quelque autre drogue dure. Au nombre de ces épaves humaines, il y a ma soeur jumelle Élodie, alias Lilou, mon autre moi-même. Je n'accepte pas l'idée qu'elle ait disparu à jamais. Non, je me fie à mon instinct, qui ne m'a jamais trompée : Élodie est encore vivante. En attendant qu'elle revienne, et je suis sûre qu'elle reviendra, je la porte quelque part en moi.

Vingt ans encore ont passé.

Sous mes yeux,

des bungalows alignés,

bien sages

tous pareils entre eux,

créent un paysage

universellement formaté

sous le ciel éternellement bleu

des cartes postales.

Bon Dieu, qu'est-ce que je fous ici ?

Pourquoi suis-je revenue

à l'endroit même où on l'a vue

pour la dernière fois.

    À présent, que je vous explique pourquoi j'occupe seule à Torroella ce logement de vacances, avec vue sur mer. On dira que par rapport à mes moyens, qui sont des plus modestes, je ne me refuse rien. En fait, j'ai loué ce bungalow pour une somme modique en profitant des conditions d'avant-saison (au coeur de l'été, les tarifs font la culbute).

   Évidemment, je ne me suis pas installée en ce lieu pour me prélasser. J'ai prétexté qu'il me faut travailler sur site à mon projet d'architecte d'intérieur. Un futur village de vacances et centre de loisirs doit voir le jour à l'Estagnol, pas loin d'ici. J'ai du mal à souscrire à ce big machin, c'est pourquoi je suis d'humeur morose ; une raison de plus pour qu'on me laisse tranquille et que nul ne me dérange en phase de réflexion dite conceptuelle. Des notes, plans, esquisses et croquis jonchent le sol – excusez du désordre, il ne reste plus aucun autre plan de travail utilisable. Au fait, n'aurais-je pas mieux fait d'accepter l'invitation de Raphaël Escudié, l'architecte auquel je suis associée, à loger chez lui, à Sant Vicens pendant le temps de l'appel d'offres ? J'ai rejeté cette solution, préférant garder ma liberté. La vraie raison de ce séjour solitaire est tout autre : il me laisse aussi toute latitude pour mener à bien certaine recherche personnelle, dont je ne parle à personne. Durant mes rares temps de loisirs, j'examine le site à la loupe, en quête du moindre indice qui puisse m'éclairer sur les circonstances de la disparition d'Élodie. Avec vingt ans de retard, rien d'étonnant, je n'ai rien trouvé, le mystère reste entier.

     Durant mon existence antérieure, le contact avec l'hindouisme a changé ma conception de la mort. Celle-ci ne représente pour moi que la migration d'une enveloppe à l'autre, aussi simplement qu'on enfile un nouveau costume (à ceci près qu'on ne le choisit pas ni ne sait d'avance lequel).

    Tenez, cette triste anecdote qui remonte à pas plus loin qu'hier soir. Pour me rendre à l'Estagnol, il m'a fallu prendre une étroite route de campagne. Au détour d'un virage, un accident mortel venait de se produire. Au bord de la chaussée, une femme et son enfant disposaient des fleurs, au risque de se faire elles-mêmes accrocher par un autre conducteur. J'ai brutalement freiné, bien sûr, pour ne pas être cause d'un nouvel accident. Un court instant, mon regard a croisé celui de cette femme. Elle et sa fille étaient en train d'accomplir un geste d'espoir, non simplement de mémoire. Le sens profond du fragile oratoire m'est apparu. À l'endroit même où la vie s'est enfuie, elle doit reparaître un jour. Il en sera de même pour ma soeur.

(À suivre)

 Piste d'écriture : écrire un texte commençant par un poème à la Alison Knowles (Une maison en.../matériau / lieu / lumière / habitants...)

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