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16 novembre 2014

Conjectures, par Jean-Claude Boyrie

L'Hippocampe 10

Conjectures.

 

 

 

LETTRINEQuand on a exclu l'impossible,

ce qui reste, aussi improbable que ce soit, doit être la vérité."

-Arthur Conan Doyle : « Les aventures de Beryl Coronet ».

Je me suis véritablement laissée piéger par ce couple de flics. Hier, j'étais venue les trouver en toute bonne foi, cherchant auprès d'eux la moindre piste concernant la disparition de ma soeur. Là, j'ai vite compris que je n'étais pas la bienvenue. Ces deux-là ne s'en sont pas laissé conter. Ils m'ont dit que c'était à eux de poser les questions, pas à moi. Du coup, je n'ai rien pu en tirer. Trente ans durant, les époux Llobet ont tout partagé, sur le plan professionnel comme dans leur vie privée. À ce stade, on finit par se ressembler : c'est toujours un sujet d'étonnement pour moi, qui ne suis pas portée sur la vie en couple.

Ça ne les a pas empêchés, au cours de notre entretien, d'échanger quelques piques ; c'est de bonne guerre entre vieilles gens. Qu'on ne s'y trompe pas : ils s'entendent comme larrons en foire lorsqu'il s'agit de « cuisiner un client ».

Même pour des keufs aguerris, je trouve qu'ils en font trop, lorsqu'ils jouent au jeu du chat et de la souris. On dirait qu'à leurs yeux, toute personne qui se présente est un(e) délinquant(e) qui s'ignore. Par définition, je leur suis donc suspecte.... Mais, au fait, de quoi me soupçonnent-ils ? Chez Lluis Llobet, qui vient de prendre sa retraite, on sent la déformation professionnelle. Sa femme Carmen s'est tenue à l'écart au début de l'entretien, elle a tout enregistré sans intervenir. Au final, c'est elle qui m'a posé, de loin, les questions les plus gênantes. Une vraie peste, celle-là, je l'imaginais plus cool. J'ai eu le tort de ne pas m'en méfier suffisamment. Si j'avais eu quelque chose à me reprocher (tel n'est pas le cas), j'aurais immédiatement craqué sous le feu croisé de leurs questions. Ils ont relevé certaines incohérences, ou contradictions, dans mes réponses – dont je reconnais qu'elles étaient embarrassées.

Voilà pourquoi je me retrouve aussi déprimée en sortant de chez eux.

Bah, je ne mets pas les choses au pire. On n'était pas dans le cadre d'un interrogatoire en règles. Ce couple au tempérament inquisiteur m'a paru se livrer avec moi à un exercice purement spéculatif, ils ont plaidé le faux pour savoir le vrai. Peut-être au fond cherchaient-ils à m'aider - à leur manière -, tout au moins m'inciter à réfléchir. Lluis m'a décrit le déroulement de son enquête au Cagarell. Il avait l'ambition de démanteler un réseau de trafic de drogue, vaste programme ! Pour ce faire, il fallait frapper fort, à la tête ; remonter la filière, identifier le caïd (celui qui se faisait appeler « l'Hippocampe »), faire le tri entre les diverses catégories de dealers, des gros bonnets de la drogue à ceux qu'on nomme dans le milieu des « mules », de petits malfrats qui prennent tous les risques et ne touchent que des clopinettes. Et puis il y a la foule des usagers, accros à la drogue à des degrés divers. Ceux-là sont pris dans un cercle vicieux, revendant du shit pour s'en procurer d'autre. Leur cas relève aujourd'hui, non d'un action policière, mais du corps médical. La justice ne les traite plus en délinquants, mais en malades qu'il faut soigner. Tout le monde n'est pas forcément d'accord, mais peu importe... Au fait, que vient faire Élodie, dans tout ça ? Lluis n'a eu affaire à elle qu'à l'occasion. Il n'a relevé à son encontre aucun élément à charge.

Là, j'explose carrément : « Qu'Élodie soit coupable ou non, ce n'est pas le fond du problème. Je cherche à savoir pourquoi ma soeur a disparu, surtout ce qu'elle est devenue ».

Silence prudent de mes interlocuteurs. Sans doute trouvent-ils que je m'y prends un peu tard ! Pour qu'il y ait eu recherche, il aurait fallu d'abord un dépôt de plainte et l'ouverture d'une information contre X. Dans le cas d'espèce, les Llobet jugent que la famille a été défaillante. Bizarrement, mes parents n'ont pas officiellement réagi, ils ont plutôt donné l'impression de vouloir étouffer l'affaire. Quant à moi, sa soeur jumelle, qu'ils n'avaient jamais rencontrée, ils pensent que j'étais la première concernée et se demandent ce que j'ai bien pu faire pendant tout ce temps.

Je leur dis sans autre précision que j'étais partie en Inde (mais qu'avais-je à faire là-bas?). Ignorant que l'enquête avait fait long feu, je leur ai donné l'impression de tomber des nues. Mon embarras étant sincère, les Llobet ont voulu me réconforter. Lluis m'a rappelé qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire, il était persuadé que je détenais les clés du mystère, certains éléments que lui-même ignorait. Là-dessus, sur un ton doctoral, il s'est lancé dans un véritable sermon, genre « discours de la méthode » ; en gros, il voulait m'apprendre à trier mes idées, envisager divers cas de figure, les mettre noir sur blanc, puis raisonner par élimination successive, au besoin par l'absurde, etc....

Flic ou pas, ce retraité m'a paru radoter. Peu convaincue par sa leçon, j'ai cependant tenté de la mettre en pratique. Après tout, qu'avais-je à perdre ? J'ai donc couché sur le papier, pour ma seule gouverne et en les classant par numéro d'ordre, divers scénarios possibles. Comme fréquemment dans les polars, je présum e que que c'est le seul auquel je n'aurai pas pensé qui sera le bon.

 Grand 1, petit a : le crime, passionnel ou crapuleux. Nulle trace de violence n'ayant été relevée sur le site, j'exclus provisoirement cette hypothèse. Aucune preuve concrète, aucun mobile plausible ne viennent l'étayer, mais, dans un milieu dominé par la drogue et le sexe, allez savoir ! Élodie avait la réputation d'une employée irréprochable, tous l'appréciaient, qui donc aurait pu lui en vouloir ?

Un détail me revient : elle se disait toujours fauchée. Même si « plaie d'argent n'est pas mortelle », il me faut chercher dans cette direction. Même aller plus loin. Sachant qu'elle s'adonnait aux stupéfiants, ma soeur devait avoir recours à un dealer pour s'en procurer. Là, tout s'enchaîne : dans l'impossibilité de le payer, elle aurait « balancé » son fournisseur. Il se serait alors vengé d'elle en l'éliminant. Une simple supposition de ma part. Sauf que je ne crois pas à cette embrouille : ma soeur était une fille réglo, cela ne lui ressemble pas.

Grand 1 petit b : l'accident. Première éventualité qui me vient à l'esprit : la mort par overdose. Mais alors, quid du cadavre ? Variante possible (appelant la même interrogation) : la noyade. Il suffit d'ouvrir le journal à la rubrique « faits divers » pour se rendre compte qu'il s'en produit de temps en temps au Cagarell. En saison, sur cette plage sauvage, on trouve à toute heure du jour et de la nuit plein de baigneurs à poil. Pas seulement des marginaux ou des camés. Ma soeur s'adonnait à la pratique du bain de minuit, je le sais pour l'avoir rejointe à l'occasion. Mon jeu favori consistait à dissimuler ses vêtements, qu'elle avait ensuite le plus grand mal à retrouver dans l'obscurité. Lilou prenait plus ou moins bien la plaisanterie : « Un truc comme ça, c'est pas malin, ça fait rigoler les copains ». À ça près qu'un satyre peut surgir inopinément des buissons, et là croyez-moi, ça craint.

Bon, je vais me faire l'avocate du diable. Un banal plongeon dans l'eau froide est juste risqué pour une personne sujette aux malaises. Il peut avoir des conséquences plus graves, voire fatales, pour un(e) accro de la drogue. Un fort courant, le vent qui vous entraîne vers le large, et c'est le drame. Cela n'explique en rien la disparition du corps. Un noyé, ça ne coule pas au fond tout seul, ça flotte entre deux eaux. Un jour ou l'autre, on le repêche en mer. Ou bien le cadavre est ramené sur le rivage. Où, quand, comment ? Nul ne peut le deviner, mais forcément le courant va le pousser quelque part.

Dans le cas de ma soeur, rien de tout cela ne s'est produit. Donc, j'élimine la noyade et passe au Grand 2 petit a : la fugue. Il n'y aurait rien eu d'extraordinaire à cela s'il se fût agi d'une adolescente. En général, les flics attendent un peu pour lancer l'avis d'alerte. Ils savent que les jeunes fugueuses reviennent assez vite au foyer, à moins qu'elles n'aient été enlevées par un pervers (scénario Grand 2 petit b). Au pire, on ne les revoit que longtemps plus tard, sinon jamais. Élodie était majeure, donc libre de ses choix. Elle avait effectué les jours précédents d'importants retraits sur son compte bancaire, ceci implique une certaine préméditation de sa part. J'élimine la thèse d'un enlèvement.

Allons, un dernier cas de figure, juste pour la route,que je baptiserai Grand 2 petit c.

L'impossible étant exclu, reste l'incroyable. Se peut-il que ma soeur ait organisé sa propre disparition, dans le cadre d'une mise en scène élaborée, juste pour se réinventer, pour devenir quelque part quelqu'un d'autre ? Je n'ose l'imaginer !

(À suivre....)

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