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17 novembre 2014

Quel est ce bel et sombre inconnu ? par Jean-Claude Boyrie

Hippocampe 11

 Quel est ce bel et sombre inconnu ?

Psycho-bis 

" Le système limbique dont fait partie l'hippocampe est responsable du passage de la mémoire immédiate à la mémoire à long terme, c'est à dire au souvenir. Les liens qu'entretient l'hippocampe avec la partie émotionnelle du cerveau sont privilégiés : émotion et mémoire sont des fonctions intimement liées."

(Jean-Louis Morales, « Faire la paix avec son passé », pp. 25 à 27, Odile Jacob, 2009)

 À chacun sa manière de fonctionner, je n'irais certes pas proposer la mienne en modèle. Sous le portillon de la mémoire, les images se mêlent. J'entasse en vrac mes souvenirs comme le linge dans les placards et les vieilles photos dans mon tiroir, oubliant le lendemain ce que j'y ai mis la veille. Et là, tout se brouille, il me va falloir faire le ménage dans mon cerveau, faire le tri suivant la bonne vieille méthode qui consiste à établir des catégories, sous-catégories, paragraphes et alinéas, dûment répertoriés par onglets successifs, à ranger chaque information dans la case appropriée : grand un, grand 2, grand 3. Petit a, petit b, petit c. C'est ce que m'a conseillé de faire Lluis Llobet. Trop ringard et sûr de lui, ce papy boomer ! Veut-il que mon cortex ressemble à une ruche d'abeille ? Cherche-t-il à le configurer comme la mémoire d'un ordinateur ? Je ne me laisse pas formater.

Je ne connais rien de plus admirable et de plus stupide à la fois qu'un ordinateur. Le fonctionnement de cet outil s'inspire de celui de notre cerveau, on le dit (c'est à voir) plus rapide et plus sûr. Mais la machine ne remplace pas l'être humain. Elle est incapable d'éprouver le moindre sentiment, la moindre émotion. La mémoire électronique est un automatisme. Elle s'active à demande, en fonction d'une arborescence qu'on a créée et de mots-clés qu'on a introduits. C'est pratique, dans la mesure où un simple clic suffit pour arriver à la bonne adresse et retrouver l'information dont on a besoin.

Essayons pour voir. Je risque une approche disons, chronologique. Au premier essai, mauvaise pioche ! Comme par hasard, j'ai cliqué sur 1994, « l'année horrible », un millésime funeste pour moi. Cela correspond au fameux «  blanc » dans mes souvenirs. Là, je tombe sur un tiroir vide, ou presque, à croire que sur un coup de tête, j'ai volontairement détruit les données qui s'y trouvaient. L'écran n'affiche qu'un document, format image, seul rescapé du massacre. Je l'ouvre.

…...................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Où donc cette photo a-t-elle été prise ? Ici même, à l'Estagnol, ou dans un endroit similaire ? Impossible d'identifier le lieu, tant cette lande (ou pelouse dégradée) est de nulle part et de partout.

Deux personnages paraissent sur ce cliché : une femme, qui me ressemble, et un homme à contre-jour. Où ai-je rencontré ce bel et sombre inconnu ? Qui peut-il être et quel âge peut-il avoir ?

La femme se tient un peu en retrait ; sa silhouette est floue, un écran de fumée la dissimule au regard. Il me semble cependant reconnaître Élodie.

L'homme, au premier plan, a l'allure vaguement orientale. Cela ne veut rien dire, c'est peut-être un genre qu'il se donne. On voit son visage de profil. Ses traits sont émaciés, il a le nez légèrement busqué. Ses orbites se creusent sur ses yeux mi-clos. Des poils gris se mêlent à la barbe, soigneusement taillée. Certain(e)s trouveront une certaine séduction à ce personnage, que j'estime à la limite inquiétant. Sa pose est étudiée, il cherche à focaliser les regards de spectateurs invisibles  sur la photo : par exemple un groupe d'émules dont il serait le maître à penser.

L'homme est en train d'allumer du feu selon la méthode ancestrale. Très concentré sur sa tâche, il souffle sur une poignée d'herbe sèche qu'il tient entre ses mains, longues et fines. On distingue au majeur de sa main gauche un lourd anneau d'argent bien apparent.

Une intuition me vient : si « l'Hippocampe », c'était lui ?

Mon regard se porte sur la jeune femme en position accroupie, à l'arrière-plan. T-shirt douteux, baskets hors d'âge et jeans à trous : je la trouve mal fringuée en comparaison du personnage central, à la mise plus soignée. Peut-être participe-telle à un stage de survie, ou je ne sais quelle activité de pleine nature. Un phénomène très « tendance ». Oubliant toute coquetterie, on s'habille n'importe comment, on vit à la bonne franquette. Normal. Ce qui me frappe ici, c'est l'expression extasiée du modèle, une vraie groupie. Elle semble en admiration devant son gourou. S'agirait-il d'une femme « sous influence » ?

Le photographe a su cueillir au vol un moment crucial, qu'il a fixé sur la pellicule : celui où le tas de brindilles commence juste à brûler. Il est aisé de se représenter l'ensemble de la scène. Pour obtenir l'étincelle décisive, l'opérateur a eu recours à une baguette de coudrier. Il l'a fait tourner entre les paumes de ses mains, de plus en plus vite, appuyant le bâton bien taillé sur un galet plat. Au contact du silex, le bois s'est progressivement échauffé, une infime lueur rouge est apparue à son extrémité. Ça y est, la partie est gagnée : un mince filet de fumée s'échappe. L'objectif vient de saisir ce petit miracle qui, depuis l'aube de l'humanité, ne cesse de se renouveler : l'éclosion du feu. Une flamme est née, capable de réchauffer l'homme et lui permettre de cuire ses aliments, mais aussi de tout embraser, y compris la pellicule.

Il y a beaucoup de signifiant dans cette photo, qui m'évoque des souvenirs dérangeants. Voilà pourquoi j'ai voulu la détruire. Il n'est pas si facile de gommer un passé qui nous gêne. Il ne nous appartient pas de gérer nos propres émotions, nos affects, ce n'est pas nous qui décidons de ce que nous allons oublier. Voilà pourquoi cette image a survécu.

 (À suivre...)

 Piste d'écriture : faire apparaître progressivement les traits d'un personnage en en conservant les zones d'ombre.

Illustration : extraite de la revue "Pyschologies-Magazine".

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