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9 décembre 2014

Nora dans le chat-bus, par Carole Menahem-Lilin

 

http://nickturpin.com/portfolio/winter-bus/

Piste d'écriture: histoire inspirée des photos de Nick Turpin.

Dehors, il pleut. C’est l’un de ces crépuscules d’hiver dont on ne s’extirpe plus, dès le matin on sait que le jour ne se lèvera pas vraiment et trainera, comme une mauvaise grippe, jusqu’à l’heure où l’on se sentira en droit de retrouver, au chaud, un bout de soi. Nora n’en est qu’au début de sa journée, et déjà elle a mal au cœur. Et au ventre, à l’idée de toutes les heures enfuies pour rien.

Autour d’elle, le bus ronronne, comme un gros chat repu de toutes ces vies. Nos vies, pense Nora. Ou ce qu’il en reste. Nous sommes toutes les souris qu’il a agrippées au hasard des arrêts. Nous croyons être montés volontairement dans ce bus bien équipé pour franchir les kilomètres de voie rapide puis les embouteillages de la banlieue. Alors que nous sommes lentement digérées par cet estomac glauque. Pré-digérées. Conformes.

Elle en a sa claque des trajets bi-quotidiens. Se souvient de son arrivée dans la ville pourtant, ces élans de joie à la découverte des quartiers non touristiques, et de fait quasi-inconnus des non-résidents. A l’époque, elle avait emménagé avec une copine dans un petit local au confort approximatif, une ancienne quincaillerie à vrai dire, d’une petite rue du 12e arrondissement. Il y faisait humide l’hiver et trop chaud l’été, les soirs de gel elles étaient obligées d’accrocher des couvertures pour doubler les rideaux, mais les plantes en pot qu’elles avaient alignées sur le trottoir poussaient bien et la lumière était belle, jamais elle n’avait vu une si belle lumière. Nora s’éveillait le matin la joie au cœur. Il lui suffisait d’enfourcher son vélo pour se rendre, en début d’après-midi, au centre de documentation qui l’avait embauchée à mi-temps. Mais les matinées étaient à elle, jamais elle ne s’était levée si tôt, spontanément, pour partir arpenter les rues, son appareil photo en bandoulière, ou son carnet de croquis dans la poche. Les terrasses de café étaient ses observatoires. Combien avait-elle bu de ces petits noirs, la musique au cœur, à l’affût de la vie, la vie quotidienne, sans apprêt, la vie nue, qui chaloupait ?

Dès la sortie de sa ruelle, joyeux brouhaha des cultures et langues, des boubous croisant, devant le supermarché, des chapeaux andins ou des percings gothiques… Un peu plus loin vers le boulevard, regards voyageurs, silhouettes calligraphes, à travers les vitres embuées des autobus : clic-clac.

Départs pour l’école, gamins tenus fermement par la main, ou sanglés sur leur siège à l’arrière du vélo. Yeux brillants sous les écharpes et bonnets, tant de couleurs qui s’envolaient – clac-clic.

Installation du marché, voix joyeuses qui tonitruaient d’étal en étal, on se taquinait à qui mieux mieux pour oublier la fatigue qui piquait les yeux. Cette fois, c’étaient les pastels qui entraient en action, dans un bruit frotté qui aidait à résister au froid.

Discussion des ados avant d’entrer au collège, au lycée. Odeur des trottoirs fraichement lavés, qu’on aurait dit presque repassés par la levée de la nuit. Bonnets multicolores, sacs à dos danseurs, reflets. Malgré le bout des doigts rougi hors des mitaines, Nora usait une mine après l’autre, sur son carnet de croquis… Elle les a jetés, ces carnets, elle a jeté toutes ses photos. Pourquoi ?

Elle avait aimé les matins, les matins étaient sa passerelle d’envol, qu’il s’agisse de saisir le monde comme il va, de progresser dans son travail, ou de penser.

Penser. A quoi avait-elle pensé quand elle avait accepté d’emménager avec sa sœur, dans cet appartement certes confortable, mais éloigné de tout ? (Enfin, de tout ce qu’elle aimait). Puis on lui avait proposé un poste de secrétariat à plein temps, et elle l’avait pris. Elle était rentrée dans le rang. Ses parents étaient contents. Rassurés. Mais Nora, chaque matin maintenant, a mal au cœur, mal aux tripes. Sentiment de manquer sa vie, d’en laisser chaque matin un petit bout au chat-bus qui hoquette, toussant, expectorant sa boule de poils à chaque arrêt.

Elle n’est pas faite pour ça.

Pour quoi est-elle faite ? Pour regarder la vie ?

Elle soupire, ramène sa capuche plus bas sur son front. Pour améliorer le tout, le chauffage est en panne ce matin dans le bus, et des ados en groupe ont mis, trop fort, leur appareil à sons. Nora saisit son téléphone portable, enfonce ses écouteurs dans ses oreilles, cherche sur sa liste, se décide pour du Chopin. Choper le Chopin… choper le rythme qui achope, qui déchope, qui déchoping…

Manque de pot, l’appareil refuse de fonctionner. Le rat ! Un peu affolée – qui peut vivre sans portable aujourd’hui – elle essaye les autres fonctions. Tombe sur une application « Prise de notes » qu’elle n’avait jamais vue. Pour se défendre du sentiment d’oppression, commence à tapoter ses délires à propos du Chat-bus et de l’Achopeur. En arrive à composer une histoire d’autostoppeur entre deux mondes, à la Harry Potter – magicobus en route vers le terrier des ombres. Pas mal, ça ! Elle sent le sourire la gagner – enfin, son premier vrai sourire de novembre.

Le bus freine brusquement, le petit appareil lui échappe des doigts… rebondit sur le siège rembourré à son côté… jusque sur les genoux de l’homme à cheveux blancs, de l’autre côté de la travée. Surpris, il a tourné vers elle son visage tanné à grandes lunettes. De larges rides entourent sa bouche. Elle l’avait repéré tout à l’heure, dans sa saharienne : il semblait triste. Mais, quand ses yeux tombent sur l’écran, le sourire à son tour le gagne.

« Félici-chat-stations ! s’amuse-t-il en lui tendant le téléphone. C’est vous qui avez écrit cela ? »

Nora acquiesce, rougissante. « J’aime beaucoup. Enfin, le peu que j’en ai lu… moi aussi, je me sens trop souvent embarqué dans un chat-bus que je n’ai pas choisi… »

Nora se trouve à la croisée. Soit elle se referme – qui est ce type qui se permet de lire sa prose et de lu en parler si directement ? – soit elle répond. Elle choisit de sourire sans répondre, se penche au-dessus du siège vide pour prendre l’appareil qu’il se met en devoir de lui tendre, lui aussi pardessus un siège vide. « Merci », dit-elle.

Puis elle se replie, se renfonce dans sa capuche noire et sa veste strech. Malgré tout, elle lui jette un regard en coin. Elle le prendrait bien en photo, ce bonhomme-là. Elle le ferait bien monter dans son histoire.

Quelle histoire ? se moque une petite voix doucereuse. Celle de la fille qui n’est capable de rien, sauf de regarder le monde ?

Nora approche son doigt de la touche « effacer ».

Au moment de descendre, elle regarde l’homme. Il a retrouvé son regard triste, son maintien gêné.

Nick-Turpin-graindephotographe_com10Le lendemain, quand elle monte dans le bus, il se trouve à la même place exactement, et après un temps d’hésitation, elle s’installe elle aussi à la même place. Enfin, pas tout à fait : elle prend le siège intérieur, celui qui donne sur la travée. Une station, deux, trois. Elle tapote sur le micro-clavier, clic clic clac. Du coin de la capuche, elle voit que l’homme amusé observe son manège.

Sixième station : « J’ai écrit la suite, dit-elle, vous voulez lire ? – Volontiers, si je… ne gêne pas ? – Puisque je vous le propose… » Tandis que penché, il déchiffre le petit écran, elle s’amuse, dans sa tête à composer son portrait, silhouette noire au regard bleu, sur fond de nuit. Le monde a repris ses couleurs, demain elle emmènera ses pastels.

 

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Commentaires
R
La fantaisie et la sensibilité de Nora donne bien des couleurs aux petits matins gris parisiens... comme ce photographe qui capte si bien la lumière à travers le smog londonien. Merci pour le texte et pour les photos.
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C
tu nous embarques dans ton chat bus, et c'est tout un pan de la vie des citadins qui soumis, souris, s'accrochent! mais la lumière le monde y vibrent et donnent le sens à ce parcours
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