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11 janvier 2015

La lettre déchirée, hommage à Elsa Cayat, par Cécile D.

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Voici l'introduction de l'auteure, Cécile D, à son texte. "En hommage aux victimes de Charlie Hebdo et plus particulièrement à Elsa Cayat, je propose ce court texte. Une lettre qu'Elsa Cayat adresse à sa fille Camille mais qu'elle n'a pas eu le temps de poster. Une lettre que Camille écrit à sa mère alors qu'elle vient de mourir. Bien sûr tout cela n'est que le fruit de mon imagination et une maigre contribution à l'hommage qui est dû à cette femme exceptionnelle."

Psychiatre et psychanalyste, Elsa Cayat avait 54 ans. Elle tenait la rubrique "divan" dans Charlie Hebdo.

La lettre déchirée

Paris, le 7 Janvier 2015,

Camille,

Je t’écris cette lettre car je ne trouve pas les mots justes pour t’exprimer mes regrets et mes excuses. Tu étais bien jeune et je l’étais aussi. J’avais des idéaux qui, peut-être, m’ont aveuglée, ou ne m’ont pas permis de t’apporter toute l’attention dont tu aurais eu besoin. Je suis néanmoins tellement fière de voir la jeune fille si épanouie que tu es devenue. Je sens toutefois que nos relations souffrent de ce que je n’ai jamais réussi à te dire.

J’ai eu des enfants comme toutes les femmes autour de moi en avaient, sans trop y penser, ou sans imaginer que la vie pouvait être autrement. Ne crois pas pour autant que je ne t’ai pas désirée ou aimée. Seul le moment n’a peut-être pas été choisi.

Avec ton père nous étions engagés dans un combat qui ne permettait aucun répit mais dont nous ne mesurions pas les renoncements qu’il induisait. Il me semble pourtant qu’il ne pouvait pas en être autrement, et que cet engagement était le ciment de notre union, il était constitutif de ce que nous étions et s’il n’avait pas été, notre couple n’aurait certainement pas existé, et toi non plus.

Tu as grandi dans ce brouhaha, dans ce mouvement qui nous habitait aussi, et il est vrai qu’à cette époque je ne me suis jamais demandé si tu avais besoin d’autre chose. C’est une question que je ne me pose qu’aujourd’hui. Je voulais t’offrir une enfance différente de celle que j’avais vécue, trop rangée, trop solitaire. J’avais tellement souffert de cette solitude, de ce manque d’attention. Je pensais qu’en peuplant notre maison, tu ne pourrais jamais ressentir la solitude qui m’avait tant pesé. Jamais tu n’as été seule mais tu me dis que jamais tu n’as eu le sentiment d’exister. Tu te sentais « invisible », c’est le mot que tu as employé.

Peut-être les rôles ont-ils été inversés ? Finalement, c’est toi qui nous as protégés. Si tu n’avais pas été là, nous aurions pris de bien plus grands dangers, au péril de notre vie.

Je pensais que toi, ma fille, tu ne pouvais qu’incorporer notre combat, je n’imaginais pas que ce que je devais t’offrir était la possibilité de choisir ta propre voie. Tu étais le fruit de notre passion, qui elle s’était construite dans ces débats, dans ces confrontations. Ce monde nous rendait libres et alors que tu n’avais pas l’impression d’exister moi, je me sentais vivre, enfin.

Nous manifestions, nous écrivions, nous parlions, débattions. Tu étais toujours là. Dans ta poussette, dans ton trotteur, dans les bras des uns et des autres. Sur un matelas, tu dormais au milieu des discussions. J’imaginais à quel point tous ces échanges te nourrissaient. Mais sans doute avais-tu besoin d’une toute autre nourriture.

Il me semblait que tu avais ta place dans ce groupe. Tous t’adoraient. Tu étais notre repère temporel. Quand tu avais faim nous pensions alors qu’il était temps de manger. Quand tu t’endormais, nous songions qu’il était peut-être temps de nous coucher.

Tu étais le symbole de notre idéal. Tu semblais t’adapter à toutes les cultures, toutes les coutumes. Tu incarnais la tolérance et la liberté de penser.

Je voulais t’offrir ce qui était le plus important pour moi, la liberté. C’est insensé, je te prie de m’excuser.

Maman

 

Je suis Charlie

Paris le 10 Janvier 2015,

Maman,

Tu es partie avant que nous n’ayons pu parler. Toi qui écoutais, qui débattais, qui te battais pour ce que tu croyais. Je t’ai souvent reproché ce combat. J’ai été si injuste. Tu avais un dévouement sans faille pour une cause noble : la liberté. Et jamais tu ne m’as exclue de cette vie qui te constituait. Tu voulais me transmettre la richesse des valeurs que tu défendais.

Moi, je n’ai cessé d’avoir peur. Peur pour ma vie et pour la tienne. Peur de ne pas mériter ton amour et recherchant sans cesse des preuves de ce dernier alors que la plus grande évidence s’étalait sous les yeux de tous : tu avais fait de moi un être libre de penser, forgée dans l’évidence que la pensée unique n’existe pas. La tolérance que tu prônais m’a permis d’exister, a constitué mon identité.

Notre maison était « peuplée ». Ce brouhaha joyeux était une richesse. Je n’étais jamais seule. Chacun arrivait tel un cadeau, promesse de nouvelles découvertes, de réconforts et d’histoires toutes plus imprévisibles les unes que les autres. Si je faisais des cauchemars, l’un me conseillait d’ouvrir le volet et de regarder les nuages. L’autre me proposait de construire avec toutes sortes d’objets le monstre qui m’effrayait et dans une mise en scène fracassante, nous organisions sa mise à mort. Le suivant me proposait de choisir un arbre du jardin et d’en faire « mon » arbre à vœux. Je ne me suis jamais ennuyée !

Je vous écoutais débattre pendant des heures. Vous vous lanciez dans des joutes dont je ne comprenais ni les arguments ni les enjeux et finalement vous aviez l’air de toujours tomber d’accord. Vous agissiez. Vous m’avez appris que chacun peut prendre sa part, qu’il est de la responsabilité de tous d’apporter sa pierre à l’édifice.

L’un m’a appris quelques mots d’arabe, l’autre de chinois. L’un m’a appris la dissertation, l’autre à organiser et synthétiser ma pensée. J’ai appris à rédiger des tracts, à fabriquer des banderoles, à prendre la parole à la radio, à faire la mise en page d’un journal, à manifester mon désaccord, à exprimer mon point de vue, à n’avoir pas honte de penser différemment.

Vous n’aviez jamais peur ou bien aviez-vous la capacité de la surmonter afin de ne pas être paralysé ou impuissant.

Et je ne t’ai jamais remerciée…

Au contraire, lors de notre dernière rencontre, je t’ai dit tant de reproches, prise dans une sorte de spirale, de revanche, bête et méchante.

Je t’en veux de me quitter, de me laisser, même si je sais aujourd’hui que j’ai en moi la capacité de ne jamais être seule et peut-être est-ce la plus grande des richesses ? Tu t’es battue pour la liberté et tu as fait de moi un être libre.

 

Camille, ta fille qui t’aime

 

 

 

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