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21 janvier 2015

La foule prodigieuse, par Jean-Claude Boyrie

II. La foule prodigieuse.

(Suite du "dit des Trois rois)

 On peut rêver

Deux mille ans et des poussières plus tard : 11 janvier 2015 (qu'on dit aussi l'an 1393 de l'Hégire). Un peuple debout s'élance. C'est un continuum, une mer humaine, une déferlante, une houle qui va et vient. Cela ne cesse d'enfler, emplit l'espace disponible, c'est un bouillant magma qu'animent des mouvements convulsifs. Cette multitude avance à tout petits pas, piétine et finit par s'immobiliser. Du ciel, on pourrait y voir l'ondulation d'un serpent qui se love et se mord la queue, une hydre aux cent têtes, une dune livrée à l'assaut du vent. La foule prodigieuse défile en silence. Ni cris ni vociférations, pas de slogans martelés, juste un message inscrit sur des panneaux qu'on brandit. Les organisateurs (mais est-ce le mot juste, tant cette manifestation paraît spontanée ?), semblent débordés par le nombre. Il y a certes un service d'ordre improvisé, ça et là fusent des mots d'ordre confus, repris par mille bouches aussitôt qu'émis. À présent, il n'est plus possible d'avancer ni de reculer, on est réduit à faire du surplace. Et pourtant, du monde, il en arrive toujours et partout, on croit que c'est fini, que ça ne peut que s'interrompre, et pourtant cela n'arrête pas.

Coup de zoom sur trois participants de la manifestation, pas n'importe lesquels. Voici les rois Mages de retour sur scène : l'homme blanc, le rouge et le noir. Ils n'ont pas tellement changés, si ce n'est qu'ils plus vieux de vingt siècles. Leur présence ici ne doit rien au hasard. L'étoile miraculeuse est toujours là quand un événement grave se produit quelque part. C'est elle qui les a guidés jusqu'à cette place noire de monde. L'assistance, une fois de plus, s'écarte, pour permettre aux nouveaux-venus de s'insérer. Une heure, deux heures à piétiner, voilà qui leur donne le temps de s'adapter, de lier connaissance avec leurs voisins. Il s'en trouve un parmi cette multitude, qui les intrigue. Il ne ressemble pas aux autres manifestants. L'inconnu porte une tunique blanche et la barbe en collier ... Brrr... Dans cet accoutrement, à rester là sans bouger, par un temps pareil, ce type doit geler ! Qui donc peut être cet homme à la tenue excentrique, ou plutôt décalée, au beau visage énigmatique ? Il est venu seul, apparemment ne comprend rien à ce qui se passe et nul ne sait qui il est ni d'où il vient. Peut-être s'agit-il d'un étranger fraîchement débarqué qui s'est retrouvé là par hasard. Des filles lui tournent autour, doivent le trouver plutôt mignon. Méfiance, tout de même... aujourd'hui tout personnage non identifié doit être regardé comme un suspect en puissance. Sa barbe fournie est de mauvais augure. Et si c'était un terroriste de la pire engeance ? Ce qu'on nomme « un loup solitaire » ? Mais non ! Il a l'air trop doux, trop inoffensif pour s'attaquer à son prochain. Un illuminé, sans doute. On lui donnerait combien ? Trente-trois ans, tout au plus ! Au clin d'oeil complice que ce jeune vieillard leur adresse, les Mages comprennent qu'il en a en réalité deux mille quinze. Car il s'agit bel et bien de l'enfant de la Crèche... Eh oui, ce ne peut être que lui ! Le voilà qui s'applique à déchiffrer les inscriptions des banderoles, type : « Je suis Juif » - « Je suis Chrétien » - « Je suis Musulman »- « Je suis Charlie ».... Et lui, qui est-il ? Contrairement à tous ces gens en quête d'identité (ce doit être le mal du siècle !), il se dit simplement « le fils de l'Homme ». Les trois rois le pressent de questions, curieux de savoir ce qui s'est passé depuis qu'il lui ont porté leurs présents. l'homme finit par se raconter. Oui, cela fait un bail qu'il est parti de sa lointaine Galilée, il a connu beaucoup de tribulations avant d'échouer ici même, au vingt et unième siècle. Alors, il va se résumer. Lui n'est qu'un maillon d'une longue chaîne de prophètes qui commence avec Abraham et s'est poursuivie avec d'autres qui ont repris le flambeau, peut-être à leur avantage (et modeste, avec ça !). À ce qu'il paraît, l'un de ses successeurs aurait fait récemment l'objet d'injures, de blasphèmes... La belle affaire ! Il en connu d'autres, lui que l'on a trahi, couvert d'outrages et finalement supplicié. L'homme conclut tristement : « J'étais né sous une bonne étoile et pourtant le climat d'allégresse entourant ma venue au monde s'est vite dissipé. Ma mère était, dit-on, une vierge sans tache, ça ne l'a pas empêchée de me donner plusieurs petits frères et soeurs. Mon père (à l'état civil) était un humble charpentier, mais (allez comprendre!) je fus, paraît-il, conçu par l'opération du Saint-Esprit. Papa souhaitait me voir un jour reprendre son état, mais voici qu'à peine haut comme trois pommes, je me mis à tenir d'étranges discours. Je discutai d'égal à égal avec les Docteurs de la Loi, chassai les marchands du Temple, demandai de rendre à César ce qui est à César (ce qui est, convenez-en, la moindre des choses). En même temps j'étais porteur un message d'espoir aux hommes de bonne volonté. Je leur adressai même un commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres ». Ils ne m'ont guère écouté. J'éprouvai à quel point nul n'est prophète en son pays. Pour avoir le premier proclamé, haut et fort, que tous sont égaux sous le regard de Dieu, je fus accusé d'avoir tenu des propos subversifs. Dans une société dominée par l'esclavage, j'étais devenu l'agitateur public numéro un, l'empêcheur de tourner en rond. Mais ce n'est pas le pire, je suis le premier surpris d'apprendre aujourd'hui tout ce que l'on m'a fait raconter, je ne me reconnais en rien dans ce galimatias. On prétend que j'ai fondé une religion nouvelle, alors que plusieurs sectes se réclament de moi. Leurs adeptes respectifs ne cessent de se quereller entre eux, débattant du sexe des anges et de l'interprétation de propos que je n'ai jamais tenus.

Il est dur d'être adoré par des cons, comme l'a dit mon successeur, concurrent (et néanmoins ami) Mahomet. Certes, j'émaillais mes discours de petites histoires amusantes, que tout le monde est en mesure de comprendre et qui sont un peu l'équivalent de vos bandes dessinées. Sachez que, de ma vie, je n'ai jamais écrit un mot, j'ignore jusqu'à l'usage de l'objet dit autrefois « calame » et que vous nommez « stylo » ou « crayon ». Tenez, j'ai vu l'autre jour me rejoindre en Paradis une bande de joyeux drilles, qu'on avait expédiés « ad patres ». Leur seul seul tort était d'avoir usé de ces armes redoutables. C'est ce qui m'a décidé à revenir ici-bas pour mettre les choses au point.

Au bout de deux mille ans, me voilà soudain projeté dans une société que l'on dit civilisée. Le spectacle que j'ai sous les yeux me déroute et me consterne : moi qui n'ai jamais prêché que la paix, ne trouve en ce monde que haine et violence, et je ne sache pas que le susnommé Mahomet approuve plus que moi les crimes qui se commettent en son nom. Décidément, votre journal a raison, la liberté d'expression ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. J'ai pris le temps de réfléchir et tiré la leçon de ces terribles évènements. Enfin je redeviens ce que je n'aurais jamais cessé d'être : le plus grand trublion de l'Histoire. Je suis venu vous dire qu'il est temps de tout remettre à plat, de revenir au B-A-BA, d'arriver enfin à comprendre et agir par nous-mêmes. Que l'homme ne connaît ni Dieu, ni maître. Qu'aucun prêtre, aucun politicien ne saurait lui dicter ce qu'il doit faire ou penser. Qu'il lui faut sa retrouver sa capacité de s'étonner de tout, tel l'enfant que je fus, né dans une étable, et qui porte sur le monde un regard émerveillé. »

Piste d'écriture : Écrire un texte où se mêlent histoire intime (ou ressentis, réflexions) et évènements historiques.

 

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