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4 février 2015

Une frayeur, par Louis Portejoie

Piste d'écriture: quand l'Histoire rencontre l'histoire individuelle...

Unité du peuple

      Bizarre les images défilent en boucle à la télé: deux mecs encagoulés de noir, qui tirent sur tout ce qui bouge, puis un autre encagoulé de noir, qui tire sur tout ce qui bouge, puis des mecs encagoulés de noir, qui semblent attendre que ça bouge.

     Comme dirait Anouilh dans son Antigone: voilà: les personnages que vous voyez là,  assis autour d’une grande table, avec des feutres et des grandes pages blanches devant eux, vont vous jouer l’histoire de Charlie hebdo. Pour l’instant ils crayonnent, ils plaisantent. L'homme à lunettes, aux cheveux longs, avec son regard malicieux, vient de finir un dessin. Il le montre à ses collègues, un éclat de rire général transperce le plafond et va se propager dans toute la France. Son camarade, oui, celui qui a des lunettes aussi, mais plus jeune, à gauche, en bout de table, vous voyez ? celui qui semble concentré sur sa feuille, son feutre décrit de grandes arabesques, ça fait des pfft pfft pfft pfft! Ça fait pas dans la dentelle, c’est du brut de coffrage,  c’est pas comme l’écriture la caricature: un texte, on le lit une première fois, en général on ne comprend pas tout, quelquefois on ne comprend même rien du tout, puis on le relit, encore et encore, autant de fois qu’il faut pour trouver au hasard d’un mot une ficelle ; on tire dessus et ça vient tout seul. La caricature elle, doit frapper au premier coup d’œil, c’est instantané, rapide, c’est l’affaire d’un dixième de seconde, c’est l'homme à lunettes qui disait que la caricature, c’est un fusil à un coup: si ça percute pas immédiatement, c’est foutu ; ça vaut la peine qu’on s’y applique non?

      Ils sont tous là, ça rigole, ça déconne, mais faut pas croire, ça bosse aussi: on se lève, on punaise sa création sur le tableau, on commente, on choisit, on se dispute, on s’invective, on s’engueule, bref, c’est le bordel, on est bien dans une salle de rédaction.

   Tout à l’heure, dans quelques minutes, peut-être même quelques secondes,  tous ces personnages vont s’effondrer sur le sol, en mélangeant leur sang et leur cervelle. Comme dirait Anouilh, c’est comme ça que ça a été distribué: c’est propre la tragédie, c’est bien huilé. Dans le drame n’importe quel événement peut survenir qui va sauver les personnages de la mort. Dans la tragédie, on est entre nous, on sait qu’il n’y a pas d’espoir, le sale espoir.

      Et moi je suis là, affalé dans mon canapé, la télécommande stupidement ancrée dans ma main droite. Je fais partie des spectateurs, tous assis là, devant la scène, confortablement installés. Je fais partie de ceux qu’interpelle Anouilh, «de ceux  qui n’ont  pas à mourir ce soir». Je débouche un coca, tout en ramassant une dernière papillote en chocolat échappée des fêtes de fin d’année: et j’ai peur! Je vois des hommes en noir partout dans les rues, dans les cafés, dans les endroits où j’ai mes habitudes, je vois des mitraillettes qui se multiplient à l’infini, et s’entrecroisent pour anéantir la planète. Une manifestation est prévue dimanche, ce dimanche. On m’appelle, «tu viens? » Je bafouille, je tergiverse, je prétexte, j’ai la trouille, merde!

     Un monde fou, une foule immense, des pancartes partout: «Je suis Charlie». Moi je n’ai pas de pancarte. Une amie m’a téléphoné ; elle avait collé une affiche sur sa voiture, des jeunes l’ont suivie jusqu'à chez elle, et l’ont insultée: ça refroidit. J’ai jamais été un combattant moi, j’ai jamais osé lever la main sur personne, même au paroxysme de la colère. Je suis pas gaulé comme un costaud, moi. Une pichenette de mistral et je m’envole!   Même que quand j’étais au collège je m’étais inscrit dans une équipe  de rugby pour endosser le rôle d’un mec, un vrai, un qui cogne, qui fonce, qui n’a peur de rien. J’étais tellement fier quand je réussissais à me faufiler entre les joueurs adverses pour tenter un essai, et qu’on me tapait dans le dos comme si j’étais un balaise!

     Un silence recueilli, des enfants, des familles, des gens simples, des pas plus costauds que moi. Une pancarte par terre, je la ramasse, on me sourit, on m’invite en silence, on m’encourage, un petit garçon haut comme trois pommes me fouille du regard. Je suis là, je suis Charlie: les paroles de Rainer Maria Rilke me reviennent :

Ne savais-tu  donc pas que la joie est en réalité une frayeur dont nous ne redoutons rien ?
On parcourt une frayeur d’un bout à l’autre, et c’est cela précisément qui est la joie.
Une frayeur dont on ne connaît pas seulement l’initiale. Une frayeur en laquelle on a confiance.

Le rassemblement est terminé, on s’embrasse, on se promet de se revoir, je suis heureux, la joie vient d’une peur qu’on a vaincue

 Louis Portejoie. Illustration inédite, par R.R.

 

 

 

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Commentaires
M
quel beau moment et quel beau texte! cette" frayeur dont on a confiance", me donne envie de relire Rilke, la distance mise au début entre l'évènement et l'auteur, l'hésitation ,même si on se sent d'accord, beaucoup ont éprouvé cela, et puis se sont senti portés, étonnés peut 'être , heureux, enfin dans cette foule qui avançait. <br /> <br /> merci des mots que tu as mis là . Michelle
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