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5 février 2015

Le lien, par Colette Rostan

Piste d'écriture: un lieu, un personnage.

colette

Elle avait toujours gardé des souvenirs précis de son enfance, une enfance somme toute heureuse malgré les fins de mois difficiles. L’amour, lui, n’avait jamais manqué. Ses parents tenaient une épicerie-quincaillerie sur les quais, elle avait grandi dans la boutique ; petite, on lui permettait tout, elle pouvait déambuler entre les étagères où s’empilaient des trésors, car c’est ici que les ménagères du quartier venaient chercher ce qui était indispensable au quotidien. On y trouvait du pain, du fromage, les cuillères étaient alignées avec les couteaux et les fourchettes, à côté les piles d’assiettes aux différentes couleurs s’élevaient vertigineusement jusqu’au plafond, on trouvait aussi des balais des brosses du tissu au mètre avec des rubans et des boutons, de la tisane pour ne plus tousser ou pour s’endormir ; des saucissons pendaient des poutres avec les jambons et des bouquets d’herbes odorantes. Les bocaux de bonbons avec leurs jolies couleurs mettaient de la gaité dans la boutique : ils attiraient les enfants du quartier qui piaillaient comme une nuée de moineaux. On s’arrachait les mistrals gagnants, les carambars, les coquillages remplis de sucre qui colorait les langues. Les bricoleurs venaient fouiner à la recherche des derniers modèles d’outils pour visser,  clouer, polir, raboter.  

On y vendait aussi le journal local, des recueils de mots croisés, des magazines. Son père régnait sur le coin tabac, cartes postales et timbres et c’était lui qui avait été chargé de la décoration. Il avait trouvé la jolie couleur de la façade, elle rappelait les verts pâturages aux clients, ça les mettait de bonne humeur tout comme les petits pots de plantes aromatiques qui s’alignaient sur le trottoir, à côté d’un rosier et d’un lierre qui grimpait le long du mur- les chiens de la rue venaient s’y soulager, on les chassait à coup de torchon. Elle, ça la faisait plutôt rire. Elle était allée à l’école du quartier, elle faisait le chemin avec sa petite voisine qui était comme une sœur pour elle, en route elles s’arrêtaient devant la vitrine de la boulangerie d’où s’échappait l’odeur des croissants chauds et des pains au chocolat ;le boulanger  leur faisait un signe ou leur demandait si ça marchait bien à l’école quand il était de bonne humeur. C’était rare, les clients disaient que sa femme lui en faisait voir de toutes les couleurs.

Les années avaient passé, il avait fallu affronter celles redoutables de la guerre, son père était mort,  usé, elle se rappelait son énorme carnet de santé où s’entassaient les multiples feuilles de soins. Sa mère avait eu un peu de mal ensuite pour gérer seule cette boutique qui devait toujours offrir les derniers objets à la mode - ce qui l’obligeait à parcourir la ville en tous sens pour aller s’approvisionner chez les grossistes, à s’épuiser au téléphone et à faire de multiples courriers. Adolescente elle l’avait épaulée mais son travail scolaire lui prenait de plus en plus de temps, sa mère devait savoir qu’un jour elle partirait, elle aimait la boutique son refuge, mais elle était déjà d’une autre époque et ses parents l’avaient toujours encouragée à être plus ambitieuse. Elles savaient bien toutes les deux que les derniers moments à partager au quotidien étaient venus, tout comme ceux pleins de tendresse qu’elles s’accordaient pour  regarder, sans jamais se lasser, les vieilles photos soigneusement rangées dans une boîte à chaussures. Certaines l’avaient toujours intriguée : un couple souriant, elle un bébé dans ses bras. Sa mère lui avait vaguement  expliqué que ces gens- là avaient été de gentils voisins, de bons clients, elle ignorait ce qu’ils étaient devenus mais ne les avait jamais oubliés.  Elle s’était toujours demandé pour quelle raison chaque fois que ces clichés passaient entre leurs mains, les yeux de sa mère semblaient plus tristes.

Plus tard, elle était partie loin de la ville de son enfance, elle s’était installée à l’étranger, y avait trouvé un travail, elle appelait régulièrement sa mère, revenait pour les fêtes et pour quelques jours de vacances avec John qui partageait sa vie.

Depuis longtemps sa mère avait vendu la boutique, elle s’était retirée dans le petit appartement situé à l’étage avec un vieux chat qu’elle avait recueilli, famélique, et qui lui tenait désormais compagnie. Et puis un jour, c’était dans la logique des choses , sa mère était partie à son tour ; elle avait beaucoup pleuré avec une douleur étrange comme si elle devait la remercier pour cette enfance si heureuse mais aussi pour quelque chose d’autre qu’elle n’arrivait pas à définir. Elle avait dû tout trier, remplir des papiers, faire de multiples démarches et préparer les meubles pour une salle des ventes.

Le petit bureau de l’entrée, c’était le jardin secret de sa mère. Enfant, elle ne devait pas y toucher mais cette fois elle avait dû l’ouvrir, curieusement il n’y avait pas grand-chose  dans les tiroirs, un seul lui avait résisté, elle y avait trouvé une enveloppe avec une clé minuscule et un mot : «  Le gros carnet noir qui est dans le tiroir fermé est pour toi. Tout au long de ma vie j’ai respecté le souhait de ta vraie mère, elle ne voulait pas que tu saches, pour t’épargner, mais je te dois la vérité avant de partir. C’est le journal qu’elle avait  tenu pour toi et elle avait voulu me le confier. Pardonne- moi comme elle m’aurait sans doute elle aussi pardonnée »

Entre les pages, d’autres photos du couple inconnu  étaient glissées : le bébé c’était elle, elle le comprit tout de suite. Au dos d’une des photos on avait écrit : «  Salomé et Yoshka été 42 ». Quand elle  commença la lecture du carnet son cœur s’affola, elle ne put aller plus loin, il lui faudrait tout reprendre pour comprendre. Dans le bus qui les ramenait vers l’aéroport elle demanda à John de la laisser seule, il se fit discret et s’assit derrière elle.

Elle ressentait un vide immense, elle avait l’impression d’être en miettes. Elle ne savait plus qui elle était, il y avait eu la douleur de la perte récente et maintenant la douleur de cette séparation bien plus ancienne enfouie au fond de sa conscience. Mais elle avait eu deux mères et deux pères aimants, ils l’avaient sauvée, elle pouvait désormais les pleurer, ensemble.

 Colette Rostan.
Illustration: C’est une esquisse de Chagall pour les rideaux du ballet « L’oiseau de feu » de Stravinsky .Elle date de 1945 et elle se trouve au musée de St Paul de Vence.

 

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