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18 mars 2015

Amours bancales, par Jean-Claude Boyrie

1 Amours bancales

[ Ah ! Si les bancs pouvaient parler ! Tu passes chaque jour entre ces deux bancs qui se font face à deux pas de chez toi, place de l'Esplanade. Parce que tu n'avais pas encore eu la curiosité de lire ce qui est écrit dessus, ils ne représentaient pour toi, jusqu'à présent, qu'un mobilier urbain d'une absolue banalité. Maintenant, parce qu'ils te concernent, tu prêtes attention à ces graffiti, furtivement tracés. Des mots, bribes de phrases, simples onomatopées ou caractères épars, couvrent les lattes de bois disposées en parallèle ainsi que les lignes d'une portée. À toi de réapprendre le solfège et de déchiffrer la partition inscrite sur ces bancs. Tout l'art de la fugue est là ! Le contenu de ces gammes n'est pas évident, leur sens profond t'échappe. Elles sont l'oeuvre de simples passants : des anonymes ont voulu fixer ici l'émotion fugitive d'un instant. Hélas, les sentiments ne sont pas éternels, les serments échangés encore moins. Tu ne connaîtras jamais l'histoire de ces inconnus, sauf à partir de ces bribes, quelques éléments qui sont tels les pièces d'un puzzle. Tout au plus peux-tu les rassembler, inventer les maillons manquants, reconstituer l'ensemble à partir d'un vocabulaire amoureux, dont la syntaxe est absente. ]

Leur première rencontre avait eu lieu un 13 février. Lorsqu'il tombe un vendredi, le chiffre treize est censé porter bonheur, à moins que ce ne soit la poisse, comme par exemple passer sous une échelle. Luc, sans être superstitieux, s'embrouillait dans le fatras des on-dit. Par curiosité, sacrifiant au rite établi, il était venu faire un tour sur l'Esplanade où se tenait le traditionnel marché d'artisanat d'art. La saint-Valentin, se disait-il, est une fête inventée uniquement pour faire marcher le commerce. Il détestait le matraquage publicitaire qui l'entoure habituellement. Ce garçon, pas sentimental pour un sou, donnait la priorité à ses études. Il avait tendance à papillonner d'une amie à l'autre et ne considérait aucune comme sa Valentine - à moins qu'elle ne le fussent toutes. Ce 13 février donc, veille du jour fatidique, soufflait un mistral à décorner les taureaux de Camargue et même leurs gardians. Luc, bien emmitouflé dans sa polaire, avait pitié des artisans venus exposer là. Ils allaient passer la journée, rivés à leur étalage, à la merci du vent.

Allez savoir pourquoi, il avait remarqué cette fille, installée un peu à l'écart des autres stands, près d'une murette qui ne lui tenait pas vraiment lieu d'abri. Cette vendeuse avait l'air frigorifiée. Il eût aimé prendre ses mimines dans les siennes pour les réchauffer. La figure de la fille était pâle. Débordant le bonnet de laine, ses cheveux blond vénitien flottaient au vent. Elle faisait penser à la petite fleuriste aveugle « des Lumières de la Ville », un film que Luc adorait. Il s'approcha de l'étalage et fit un signe de connivence à l'inconnue ; elle lui tendit aussitôt sa carte de visite : « Gaëlle, créatrice d'articles de mode ». On voyait exposé là tout un choix de colliers, bracelets, boucles d'oreille et autres bijoux fantaisie.

Tout objet paraissait unique et différent des autres. Gaëlle-aux-mains-d'or apportait à chacun un zeste d'humour, une touche d'amour, ajoutait une bonne louche d'imagination. Elle créait en dilettante et n'exposait que des pièces originales auxquelles elle avait apporté tout son coeur. Luc sut apprécier à sa juste valeur le travail de cette fille imaginative et généreuse. Ses bijoux se démarquaient des trucs patraques en toc venant de Taiwan ou quelque pays approchant, qui s'étalaient sur les bancs voisins. Quelque chose le turlupinait cependant. Au cours de Sciences économiques, on enseignait à Luc que le prix des choses résulte mécaniquement de l'offre et de la demande. Là, tout de suite, il trouvait cette approche simpliste et se disait que la vraie beauté n'a pas de prix ! Même, il se torturait les méninges pour comprendre comment Gaëlle pouvait proposer ses petites merveilles à si bon marché. Lui-même aurait honte de les acquérir à ce prix, ça lui donnerait l'impression de la voler.

Les chalands, en majorité, semblaient se poser moins de questions que lui. Ils passaient devant le stand de Gaëlle au pas de course, en négligeant d'admirer ce qu'elle exposait. Ou bien eux trouvaient au contraire la marchandise trop chère ! Histoire de mettre la vendeuse en confiance, Luc lui demanda (avec le tact qui s'imposait) « si les affaires marchaient bien », tout en la complimentant sur la qualité de son travail. Gaëlle dut bien avouer, avec un pauvre sourire, qu'elle n'avait rien vendu... jusqu'à présent. Ce vent glacial (c'était bien sa chance !) dissuadait les éventuels acheteurs de s'attarder devant son banc. Luc éprouva de la compassion pour elle et se mit en devoir de la faire mentir. Allons, puisqu'il fallait inaugurer la liste, il se dévouerait pour être son premier client de la journée. Après un instant d'hésitation, il jeta son dévolu sur un collier de pâte durcie, dont les perles enfilées, au galbe voluptueux, semblaient des larmes de jade.

« C'est pour votre fiancée ? avait demandé la vendeuse avec un sourire complice.

  - On peut dire les chose comme ça !

  - En ce cas, je vais faire un joli paquet cadeau !

  - Ne vous donnez pas cette peine, puisque c'est à vous que je l'offre. »

Une vraie déclaration, dont il ne mesurait pas les conséquences ! Joignant le geste à la parole, Luc avait aussitôt passé le collier au cou de la vendeuse médusée. Incroyable ! Avait-il éprouvé ce qu'on appelle un coup de foudre ?... Il faut bien admettre que cela existe, la preuve !

2a Princesse, je t'aime

 2b Je t'aime ma chérie d'amour

 Les deux jeunes gens s'étaient retrouvés le lendemain, jour de la saint-Valentin, sur cette même place de l'Esplanade. Assis côte-à-côte sur ce banc, ils roucoulaient, échangeant des mots tendres. Sur une latte, Luc avait gauchement esquissé un coeur au crayon feutre, avec cette dédicace :

6b Tu es mon bijoux d'amou

Il oubliait dans son émoi que les mots «chou », « hibou », « caillou », « joujou », « genou », « bijou » ne prennent pas de x au singulier.

Au diable l'orthographe ! Qui voudrait lui chercher des poux sur la tête, alors qu'à tous coups, une idylle se noue ?

Luc et Gaëlle croyaient vivre un conte de fées, entrer dans ce monde étrange où l'on voit des citrouilles se transformer en carrosses et des belles tirées d'un sommeil de cent ans par leur prince charmant. Il s'y peut aussi qu'un vilain crapaud, dégoulinant de bave et pustuleux à souhait, se change subitement en un beau jeune homme, par le seul miracle de l'amour.

On en oublierait presque qu'il n'en va pas ainsi dans la vie réelle...

4 hhhh divinement

 [ Le borborygme évoque un râle amoureux, l'adverbe traduit l'acmé du plaisir, inéluctablement suivie d'une phase de déclin. On voudrait en mourir, mais – on avait failli l'oublier - il ne s'agit là que de mots, furtivement tracés au marqueur sur ce banc. ]

 Les jours qui suivirent, Luc et Gaëlle se donnèrent à nouveau rendez-vous au même endroit. Sans encore en avoir conscience, ils filaient déjà le parfait amour. On chuchotait même autour d'eux qu'ils formaient un couple assorti. Les semaines, les mois passèrent. Ce qui avait débuté par un simple flirt devint une relation continue. Ils accrochèrent ensemble, ainsi qu'on grave deux noms réunis sur l'écorce d'un arbre, un cadenas au garde-corps de la passerelle des Arts, verrou d'amour dont chacun d'eux conserverait la clé.

4 b Cadenas

 [ Tu as retrouvé par hasard ce cadenas rongé par la rouille, les noms sont partiellement effacés, quoique identifiables, mais tu ignores ce qu'il est advenu des clés ].

5 Mon futur est une fille

 Belle profession de foi ! Luc venait d'obtenir sa licence de Sciences économiques et comptait se spécialiser dans la gestion des entreprises. Gaëlle suivait pour sa part une formation de designer par correspondance. Considérant le commerce des colifichets comme une ressource aléatoire, elle entreprit de vendre au porte-à-porte des compléments alimentaires, une activité plus lucrative que création artistique, mais qui n'a pas grand chose à voir avec elle. Entre temps, leur vie à deux s'organisait. Ils décidèrent de co-louer un studio dans une résidence étudiante du quartier. L'argent filait vite. Décidément plus cigale que fourmi, la jeune femme avait tendance à n'en faire qu'à sa tête et dépensait sans compter. Luc finit par lui dire qu'en se dispersant de la sorte, elle allait droit dans le mur. Pire : il eut la goujaterie de se mêler de ses affaires (ce qu'elle n'apprécia pas), allant jusqu'à lui conseiller de s'adapter aux goûts de la clientèle, au lieu de produire en fonction de sa propre inspiration. C'était le déni de la fantaisie créatrice qui faisait tout le charme de la jeune femme. N'était-ce pas justement en raison de son refus des conventions et parce qu'elle rejetait les stéréotypes qu'il s'était épris de Gaëlle ? Sur le moment, sa compagne ne réagit pas, se contentant de lui lancer un regard noir.

Ce fut leur premier accrochage, la première faille dans ce qui semblait entre eux l'amour fou.

Par la suite, ils n'abordèrent plus ce sujet, firent mine d'avoir oublié l'incident. Fin du premier acte. Apparemment rabibochés, ils cessèrent pourtant de se bécoter sur les bancs public, bancs publics....

Tels les amoureux de la chanson de Brassens, Gaëlle et Luc ignoraient qu'ils avaient vécu sur ces bancs « le meilleur de leur amour ». Pourtant, la réalité aurait tôt fait de les rattraper. Gaëlle ne se sentait pas faite pour la vie de couple et ne se voyait pas « elle cousant, lui fumant, dans un bien-être obscur ». En fait, elle était aux antipodes de « la femme au foyer ». Elle ne s'y sentait pas à l'aise, alléguait ses activités professionnelles pour s'absenter constamment.

6 Je t'aime et te protège

 [ S'il est vrai qu'au calendrier, Luc est le saint protecteur des artistes, protéger signifie étymologiquement « prendre sous son toit ». Une dangereuse dérive conduit au verbe « claustrer », plus péjorativement connoté ].

Gaëlle donc avait tendance à revenir à point d'heure et n'éprouvait même plus le besoin de se justifier. Cela ne plaisait pas à Luc, qui avait l'impression qu'elle le fuyait. De plus il ne tarda pas à ressentir les premières morsures de la jalousie. Elle prit mal ses suspicions, prémisse d'une brouille annoncée et finalement de la rupture du couple.

7a Peace love and sex

 7b Paix, amour

 [ Dans quelle langue faut-il le dire ? Tu aimerais savoir au juste ce qu'il est advenu de ces deux tourtereaux. Hélas, la suite est difficile à déchiffrer, du fait que les intempéries, effaçant partiellement les inscriptions, ont brouillé les pistes. D'autres graffiti sont venus en surimpression sur ce palimpseste. Au fond, si cette histoire te poursuit, c'est qu'elle ressemble à la tienne. Tu préfères passer ton chemin, fuir ce banc accroche-rêve, au simple motif que ton rêve à toi s'est définitivement évanoui. ]

0 Coeur brisé

 Illustrations : Photos de Carole Lilin et de l'auteur.

Piste d'écriture : Faire parler des objets de la vie de tous les jours.

Clin d'oeil cinématographique :  « Les Lumières de la ville » (City lights), film américain réalisé par Charlie Chaplin, 1931.

 

 

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Commentaires
C
belle histoire... et un tour de force, que cette mise en page!
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