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24 mars 2015

L'homme sandwich, par Evelyne Grenet

Piste: la vie bascule...

Les contre-allées s'éloignent du parc de Ueno, se faufilent dans un vaste espace peu fréquenté.  Elles restent bien entretenues parsemées, d'un gravillon clair, bordées d'arbustes vigoureux. Cette végétation sert de support aux toiles ou aux bâches que les plus démunis tendent entre les branches pour se construire des cabanes. Aux abords de ces toits de fortune traînent différents objets du quotidien, réchauds, casseroles, bassines, balais.

 L'homme, vêtu d'un pantalon noir, d'un blouson gris, coiffé d'un bonnet de laine sombre enfoncé jusqu'aux oreilles, remonte lentement l'une de ces allées, un panneau plaqué sur son dos, un autre sur son torse.  Vous ne devez pas porter de couleurs,  vous devez disparaître... Ce qui est important, ce sont les pancartes ! La publicité est colorée...C'est elle que les gens doivent voir !  Ces mots, reçus en pleine face à l'embauche de ce travail de misère, résonnent encore dans sa tête. Il est devenu un homme sandwich ! Pire que cela, un nojukusha ! Un SDF ! Le maigre salaire qu'il gagne actuellement ne lui permet pas de payer un logement. Les loyers sont très chers à Tokyo...

Il a perdu son identité. Il n'est plus Hiroshi San. Qui se souvient encore de lui?

Sa fille, peut-être ! Elle a dû pleuré le père qu'elle avait aimé. Il l'imagina debout dans l'entrée lisant le petit mot qu'il avait laissé sur le meuble à chaussures. 《Ma vie est finie. Tu peux garder la maison. C'est tout ce qui me reste. Tu es mon enfant adoré. Adieu.》

    Il se souvient... Convocation à la direction. Changement de statut. De salarié estimé, il s'était mué en demandeur d'emploi, après les licenciements massifs de l'entreprise Mitsubishi. A son âge c'était tout simplement impensable, inacceptable. Comment rester digne après une telle épreuve ? Il fallait se libérer de cette situation pour aller mieux. Partir. L'abandon n'est pas la résignation... Il avait écrit le mot d'adieu à sa fille afin d'être sûr de respecter sa décision.

   Il claudique. Depuis quelques jours les articulations de ses genoux le font énormément souffrir. Il rentre de sa journée de travail. Il tire un peu plus le bonnet sur ses oreilles. Il a eu froid aujourd'hui. Le printemps est long à s'installer. Il a faim, il n'a rien mangé. Il arbore un demi-sourire. Quelle ironie ! Vanter les bienfaits d'une nouvelle marque de sobas*, alors qu'on a le ventre vide ! Cet après-midi, les panneaux accrochés sur son dos s'alourdissaient au fur et à mesure que croissait sa fatigue. L'élan pour distribuer les flyers aux passants diminuait avec ses forces. Les gens se hâtaient, il fallait les interpeller. Ouf, c’est bientôt fini.

   Il ralentit encore son pas. Un couple de lycéens avance devant lui. Hiroshi les observe. Le garçon tient un sandwich qu'il grignote entre deux éclats de rire. La jeune fille boit du thé vert à même une petite bouteille en plastique. Ils semblent heureux d'être ensemble, se font des confidences penchés l'un vers l'autre, puis rient de plus belle. Subitement, la lycéenne se met à courir, en s'esclaffant. La jupe plissée de son uniforme se soulève à chacune de ses enjambées. Le garçon, un instant surpris, jette son hamburger entamé dans la corbeille non loin de là et se lance à la poursuite de la jeune fille. « Midori attends-moi ! » Hiroshi les voit se rejoindre derrière un magnolia. Les premiers jeux de l'amour ! Il sourit, il pense à sa fille. Arrivé devant la poubelle, il jette un regard circulaire. Une dernière pudeur ralentit son geste, puis il attrape délicatement la nourriture délaissée, la serre contre lui comme un trésor. Il s'avance vers un banc, s'assoit. Il se sent mieux. Il croque la mie moelleuse,  mâche doucement, savoure. Dans son dépouillement, il ressent soudain un grand bonheur. Son vieux maître de calligraphie lui avait souvent répété : Cultive le raffinement dans tes pensées, dans ta conduite. Combien de fois te l'ai-je ressassé,  le paraître ne fait illusion qu'aux ignorants aveugles.

 

Depuis qu’Hiroshi mène cette vie de paria, il a pu, dans l'humilité,  vérifier les dires du vieil homme. Le soir, fatigué il s'allonge sous la bâche qui lui sert d'abri précaire, s'enveloppe de son duvet. Il se laisse emporter doucement aux portes de l'infini,  dans des espaces merveilleux. Il vole dans l'épars, le subtil, aux frontières des immensités obscures. La nuit lisse tous les soucis. Il atteint alors une grande force intérieure.

   Hier des hommes de la mairie sont venus recruter des volontaires pour nettoyer la zone interdite dans un rayon de 40 kms autour de Fukushima. Sa décision est prise. Il partira, il sera utile. Il veut atteindre le dépassement de soi. La joie est dans l'être.

 

Hiroshi a particulièrement bien dormi cette nuit. Comme d'autres de ses compagnons il se rend au rendez-vous donné par le contremaître. « Vous pouvez prendre vos effets personnels,  vous serez logés là-bas », avait dit celui-ci. Son duvet roulé sous un bras, un sac contenant des vêtements de rechange dans son autre main, il a embarqué dans le camion, avec d'autres hommes qui comme lui n'ont plus rien à perdre.

 

 

 

* les sobas sont des nouilles de sarrasin.

 

 

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