Le canapé jaune (2), par Nyckie Alause
Ce matin le froid m’a réveillée. Et le sifflement de la balayeuse sur la place. Et la lumière crue de ce matin d’automne qui s’engouffre par la fenêtre grande ouverte. J’ai mal dormi. Mon dos grince de toutes ses vertèbres et, comme une femme de marin, je rejoins le balcon pour regarder au loin. Mon ancien compagnon est là en bas, rutilant comme un bateau neuf fraîchement sorti du chantier naval, jaune et rebondi, un appel à la douceur dans cette lumière matinale. Je crois que je lui ai souri et fait un petit signe avant de rentrer. Je vaque à mes occupations. C’est à dire que je fais couler un pot entier de café pendant que le pain embaume la pièce en grillant dans le toasteur. Le bureau me sert aussi de table pour le petit déjeuner. Je fais particulièrement attention de ne pas mettre de miettes sur mon clavier.
Ce matin, la boîte mail ne me fournit aucun réconfort. Quoique. Une proposition de remise de 50% sur les meubles de salon et jusqu’à 60% sur les convertibles. Alors que je m’apprête à cliquer, la sonnerie de mon téléphone coupe mon élan. C’est le bureau.
— Je vous l’envoie par mail avant midi, promis!
Comme je l’ai dit à mon collègue, je le fais : je ferme les fenêtres (les deux battants de l’unique porte-fenêtre) pour me coller à l’écran et terminer ce satané dossier.
Avant de me quitter, plusieurs fois, Lucio m’a accusé de préférer mes dossiers et mon travail à la vie. « La vraie vie ! Celle dont on dit qu’elle est sociale. Celle qui nous entraîne hors de nos murs. Celle où l’on parle à des gens, même si on ne les connaît pas…».
Ma concentration, après cet intermède introspectif, est intacte. Dans cette pièce vide qui est aussi ma maison, je suis efficace et performante sauf que, au moment d’envoyer la pièce jointe j’ai une hésitation. Imprimer d’abord, garder une trace, prudence… Une hésitation, c’est comme du sucre qui s’introduit dans un mécanisme de montre. Les rouages, les cliquets, les engrenages, coincent et se bousculent, les aiguilles se tordent de désappointement. Le chemin qui semblait droit devient sinueux. L’imprimante, nouvelle Enigma, clignote et affiche un code obscur. Les feuilles vierges se couvrent de chiffres qu’un service d’espionnage de l’Est ou de l’Ouest n’arriverait pas à décoder. Le temps s’accélère, le futur rattrape le passé et vice-versa. Quelque chose, comme une bouffée d’angoisse envahit l’espace et le temps en appuyant sur ma poitrine à me faire perdre le souffle. J’arrache la clef plantée dans la tour de mon ordinateur, j’en passe le cordon autour de mon cou, amulette moderne, et je me précipite sur la terrasse en ouvrant à la volée cette lourde huisserie qui m’isole de l’air et du bruit du dehors. C’est à grandes goulées que je l’aspire cet air bruyant et doux de fin de matinée, chargé des odeurs de pommes et de vendanges des étals de fruits installés sur la place.