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14 juin 2015

La terrasse, par Jean-Claude Boyrie

La terrasse.

 TERRASSE

Il était une fois une ligne de Chemin de fer d'intérêt local, qui reliait Clapas-sur-Lez à Falbala-les-Flots en vingt minutes chrono, quand ce n'étaient pas vingt heures en cas d'encombrement ou d'incident mécanique..

L'humble tortillard, inauguré en grande pompe à la fin du siècle (pas le dernier, celui d'avant), était mort de sa belle mort au mitan des années soixante, au grand regret de ses usagers, victime de l'essor de l'automobile : à cette date, les élus locaux le jugèrent peu rentable et même obsolète eu égard aux contingences de la vie moderne et au prétendu progrès technique.

« Une funeste erreur d'appréciation ! » songeait Onésime Lafleur avec le recul du temps.

Cet ancien conducteur de trains, retiré depuis belle lurette, gardait un souvenir ému de la locomotive à vapeur qu'il avait si longtemps pilotée. Elle avait failli partir à la casse avant d'être finalement restaurée, astiquée, nickelée jusqu'au moindre boulon, puis reléguée au milieu d'un rond-point du Clapas, dit par la suite (et fort à propos) « de la loco ».

Le petit train de Falbala n'était-il donc plus qu'un objet de musée ? On l'exposait aux côtés des dessins d'un caricaturiste célèbre, dont il est inutile de rappeler le nom. Celui, vous savez bien, dont le monde est (sur)peuplé d'énormes commères au bras de messieurs tout petits. Onésime appréciait ce reflet du passé, tout en faisant la part d'une outrance assumée. Avait-on jamais vu « sa » locomotive », toussant, fumant et crachant, quitter les rails pour prendre un raccourci au milieu des phragmitaies et roselières en abandonnant sur place une horde de passagers vociférants ? Selon des experts dignes de foi, les terrains vaseux sur lesquels avaient été établis les remblais ne présentaient pas de stabilité suffisante pour assurer la sécurité de la locomotion. Lors du chantier, sur certains tronçons, les rails, avaient été posés dans le vide en attente de ballast. En admettant qu'il y eût entorse aux règles l'art, cette dangereuse lacune avait été comblée, il y avait prescription aujourd'hui. Tout cela faisait partie du « bon vieux temps ».

Un temps pas vraiment révolu, d'ailleurs. Notre homme, avant de prendre sa retraite, avait vidé la tirelire et racheté pour une somme modique à la Société de Chemin de Fer la petite gare chère à son coeur en bordure d'un tronçon de voie désaffectée. Oui, c'est là, dans la solitude du marais, qu'il comptait vivre en cénobite tranquille et terminer ses jours. Ah ! Respirer virtuellement la bonne odeur de vapeur qui sort du tuyau d'échappement de la motrice ! Ouïr son souffle rauque et le brinquebalement des wagons s'ébranlant au coup de sifflet. Se sentir le dernier fleuron d'une espèce en voie de disparition, protégée au même titre que l'épervuche, le millequin, le verduron des plages et la badigoince du Kurdistan ! Lafleur avait transformé l'humble bâtisse en maison d'habitation à son propre usage et celui de sa famille, qui s'était agrandie entre temps. Pour améliorer le confort, lui-même, étant bricoleur, avait procédé de ses mains à certaines extensions.

Notez bien ce détail, car il est important.

Contemplant chaque jour que Dieu fait les rails bleus et nets, coupés d'équerre et dûment limés, où (croyait-il), nul convoi ne passerait plus, il goûtait ce havre de paix qu'il rebaptisa villa « Mon repos », à moins que ce ne fût « Sans Souci » pour faire comme le roi de Prusse. Il se disait, en ouvrant sa fenêtre, que le monde où nous vivons est décidément bien absurde et qu'il faut s'y résigner.

Il n'avait pas tout à fait tort, mais attendez la suite....

Il advint que des édiles en mal d'innovation et de célébrité se mirent en tête de faire de l'aube du XXIème siècle (déjà!) les années « tramway »... comme si ce dernier n'avait jamais été présent sur le Clapas. Décidément, la mode est un éternel recommencement !

Leur rêve fou prit corps en l'espace d'une décennie. L'implantation des nouvelles lignes ne pouvant être laissée au hasard, on entreprit des enquêtes approfondies pour mieux cerner les attentes et besoins de la population. Des sondages dignes de foi révélèrent que la demande la plus forte toutes catégories de public confondues, visait à gagner le bord de mer par ce moyen de transport, jugé sûr, économique et peu polluant. S'appuyant sur de savants calculs effectués au préalable, un aréopage d'ingénieurs et techniciens établit que le trajet le plus court pour se rendre de Clapas-sur-Lez à Falbala-les-Flots ne pouvait être tout compte fait que la ligne droite. Ils en conclurent que le nouveau tracé ne pouvait, traversant la villa « Mon repos » (décidément bien mal nommée) que reprendre l'itinéraire ouvert cent ans plus tôt pour le petit train. Ce qu'il fallait démontrer.

S'il arrive « qu'un mauvais train mène à la bonne gare », à l'inverse un bon trajet peut conduire à une sacrée impasse. En particulier, tel est le cas d'une ligne de tram qui s'arrête sans raison apparente en rase campagne, comme par hasard pile-poil en limite de communes. Vis-à-vis de l'opinion publique, un contexte de mésentente politique fut allégué pour justifier cette situation absurde. On put lire un article incisif du Réveil du midi commentant « la grande peur » de la population falbalienne de voir son rivage envahi par une faune interlope (une hypothèse au demeurant non dénuée de fondement).

Un examen plus attentif des lieux permet d'avancer une tout autre explication. Pour pouvoir s'allonger sur un transat et siroter son pastis en paix, notre retraité avait construit une somptueuse loggia surplombant les rails d'environ cinquante centimètres. Ce débord suffisait amplement pour y rêver de trains virtuels, mais non pour permettre en cas de rétablissement de la voie le passage d'un convoi de gabarit usuel. Dans cette hypothèse, la Collectivité se trouvait donc (c'est bien le cas de le dire), confrontée à un problème... de taille. Au nom de l'intérêt général, les autorités auraient pu naturellement envisager une éventuelle expropriation, visant à démolir « Mon repos », ou pour le moins rogner son encombrante terrasse. Un vrai cas de conscience, si l'on songe aux éminents services que l'ancien conducteur de trains, médaillé du travail, avait rendus à la Compagnie ferroviaire et à la Société dans son ensemble.

Non, on ne pouvait en arriver à cette extrémité ! Pas question d'exproprier Onésime Lafleur, ni de toucher à sa villa, témoin de l'ancien temps. Tout un symbole, l'opinion ne l'aurait pas admis ! De plus, une telle opération eût entraîné de gros frais. Le nouveau maire ne s'était-il pas engagé, lors de sa campagne électorale, à réaliser des économies budgétaires conséquentes, et surtout, ne pas augmenter les impôts locaux ?

Alors, quelle solution ? Un notaire de mes amis m'a glissé à l'oreille qu'on l'avait chargé en haut lieu d'étudier un scénario d'acquisition de ce bien en viager. Là, c'était le bouquet ! Le versement d'une rente substantielle permettrait au retraité de couler des jours heureux à « Mon repos » durant le temps qui lui restait. Pour achever de le convaincre, on aurait même fait miroiter à ses yeux la perspective d'être ensuite inhumé sur place et pouvoir de la sorte, en position horizontale, entendre au dessus de sa tête, ad vitam aeternam, le bruit de la mer et des tramways qui circulent.

Objection : le principal intéressé n'estnullement pressé de passer l'arme à gauche...

Voilà pourquoi de nos jours, et sans doute pour longtemps encore, la population de Clapas à destination de la Grande Bleue descend du tram au beau milieu des vignes et s'apprête, sac de plage et parasol à l'épaule, à parcourir sous un soleil sans commisération, les quatre bons kilomètres qui séparent l'ultime station du bord de mer. Et pendant ce temps là, de sa terrasse, Onésime Lafleur regarde passer ce pitoyable défilé, n'arrêtant pas de philosopher sur les rivages falbaliens.

Ah, si seulement on l'avait écouté cinquante ans plus tôt avant de supprimer le petit train, on n'en serait pas là de nos jours !

 

TORTILLARD

 

 Piste d'écriture : paysages surréalistes.... commencer par « Il était une fois.... »

Illustrations : TGV Magazine, n° 174, mai 2014, « Plein Sud » de Frank Kunert, "Arrivée du Petit train de Palavas" La vie du rail, 1959.

Clins d'oeil (en italique dans le texte) : Roman « L'automne à Pékin » de Boris Vian (1946). Cette histoire, transposée à une situation fictive, est inspirée de faits réels

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