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30 septembre 2015

Perdu la montre de mon grand-père... par Carole Menahem-Lilin

Piste d'écriture: une petite annonce, photographiée ci-dessous. Episode 1.

montre eterna

Perdu la montre de mon grand-père (marque Eterna) dans cette rue…

Cette montre, Mat y tenait. Ce n’était pas la première fois qu’il égarait, ou abimait, un objet de valeur. Tout ce qui était trop neuf, ou trop précieux, ce qui lui avait fait furieusement envie.

À croire qu’il se trouvait trop nul pour posséder quelque chose de ce genre.

La moto décatie que son cousin voulait vendre en pièces détachées, par contre, il avait su en prendre soin – elle ronronnait à présent sous ses paumes comme un jeune tigre. Et il hébergeait toujours les nounours légués par sa grande sœur à son départ de la maison. Le manchot et le borgne n’avaient pas perdu un poil de plus – ou alors, ça ne se voyait pas. C’était ce qui était rassurant avec les choses déjà usagées : on ne se sentait pas responsable de la poursuite de leur usure. Livres de poche à 1 € de chez Gibert, appartement en sous-sous-location, meublé de bricoles et de récup., veste en cuir trouvée dans un vide-grenier. Jamais Mat n’achetait un jeu vidéo neuf, et sa console comme son ordi avaient déjà épuisé deux ou trois propriétaires avant lui.

À quelques occasions, il s’était révolté contre cette prudence, ou bien des proches s’étaient révoltés pour lui : messes basses, gentils complots, argent de poche mystérieusement gonflé… et il s’était retrouvé à la tête du cadeau parfait ou du stage convoité. Il avait à peine le temps d’être heureux que, pof ! ça explosait. Littéralement quelquefois, au figuré à d’autres. Ainsi, quand il avait gagné cette médaille : il avait glissé en descendant du podium, genou luxé, plus de course pour lui durant des mois, et après, c’était trop tard, il avait dû se consacrer à la préparation de sa maîtrise. Maitrise obtenue honorablement d’ailleurs, mais le DESS visé avait fermé son recrutement juste l’année où il prétendait y entrer. Il s’était rabattu sur un deuxième choix correct, mais qui ne l’emballait pas. Aurait peut-être dû opter pour le troisième, risqué, mais qui le tentait sourdement. Son grand-père l’y poussait, lui n’y avait pas cru. Pas assez foi en lui-même. Trop feignant, se disait-il aussi, sans se rendre compte que ses détours pour ne pas aller vers où son inspiration le poussait, requéraient bien plus d’énergie que de simplement risquer l’échec.

Ses histoires de cœur étaient du même acabit, à 23 ans il connaissait trop les entorses sentimentales et autres fêlures de l’égo. Il aurait bien passé une petite annonce, cœur à louer cherche occase. On ne fait pas ce genre de chose à son âge, parait-il, il endurerait bien encore quelques entorses sentimentales et autres déboitements de l’égo.

Perdu la montre de mon grand-père (marque Eterna) dans cette rue…

Ça par contre il ne se le pardonnait pas. Cette montre, grand-père Jacob l’arborait en toute saison, imposante sur son poignet maigre. On disait Jacob, mais grand-père avait porté une flopée de noms, et vécu au moins autant de vies que les chats. La seule chose qui ne changeait jamais, c’était sa montre. Eterna. Et sa pugnacité. À 90 ans et quelques, il avait laissé derrière lui un internement en camp prétendument de travail, plusieurs faillites (dont deux au moins dues à l’indélicatesse – lui disait insouciance – de ses associés), un cancer récidiviste et quelques autres accidents de la vie à incidence possiblement mortelle – dont un dévissage en haute montagne qui lui avait valu plusieurs broches, et de sonner à chaque portique de contrôle, raison pour laquelle prétendait-il, ses longs voyages il ne les effectuait plus qu’en train. De tout cela disait-il, on se remet, et même on s’amuse un peu de l’avoir vécu, d’y avoir survécu. Et il souriait de toutes ses dents, l’œil fendu, brillant, un peu triste aussi.

Parce que dans sa course d’obstacles, il avait aussi distancé  la femme de sa vie, perdue, retrouvée, épousée, reperdue, retrouvée… Actuellement pensionnaire sous une dalle de marbre du blanc le plus pur, mais un peu froid quand même. Ça, il s’en arrangeait moins.

La montre, c’était elle, sa Suzanne, qui la lui avait vendue. Alors qu’il cherchait un cadeau pour sa fiancée. Ça se faisait, chez lui, dans son milieu, à la toute fin des années 1930, d’être présenté, quasi marié, par les parents. Les familles s’accordaient, magasin des uns contre restaurant des autres, études, santé, beauté, par-dessus tout réputation. On équilibrait tout ça, on se disait oui, non, peut-être, et comment on allait pouvoir aider les tourtereaux à avancer dans la vie, sans savoir encore s’ils auraient envie de roucouler ensemble ou pas. Jacob n’avait pas conçu d’objection rédhibitoire. Même s’il avait du mal à cerner sa fiancée. Elle parlait peu, était-elle timide, secrète, superficielle, révoltée, profonde, idiote ? Pour s’aider à réfléchir, il était entré dans ce magasin de bijouterie horlogerie. Il croyait beaucoup à la sagesse des images, je veux dire qu’il pensait par visions, et analogies. S’il voyait, mettons, une paire de boucles d’oreilles qui lui évoquerait sa fiancée, ou mieux un pendentif, il lui serait plus aisé de se concentrer sur ce bijou, de lui trouver des qualités, des défauts, de sonder son pouvoir d’attraction sur lui. On ne rougit pas de dénigrer, ou d’aduler, un joyau. Alors que critiquer une jeune fille, Jacob ne se le serait pas pardonné.

Quand il entra, la première chose qu’il lui attira le regard ne fut pas un bracelet, mais un visage. Et la forme ovale sur laquelle était penché ce visage : le cadran opalin d’une montre. Il venait de rencontrer Suzanne, la femme de sa vie. Il n’acheta pas de cadeau à sa fiancée, mais une Eterna. Ce modèle, lui avait expliqué la jeune vendeuse, saura résister aux chocs, au temps, aux inondations de larmes. S’entendant, elle se reprit. Je veux dire, aux armes, enfin, euh… Elle lui sourit, et n’eut pas besoin d’argumenter davantage.

Malgré la limpidité de ce début, leur histoire fut d’une grande complication. Mais, comme la montre Eterna, elle résista à l’usure du temps – et aux déluges de l’ennui.

Et ce bijou, grand-père Jacob le lui avait offert. « Non, pas donné, prêté, grand-pa, avait insisté Mat. – Si tu y tiens, mon garçon ». Ce soir-là était un grand soir pour Mat, il revoyait Millie, qui avait été sa première tendre amie et, soupçonnait-il deux ans après leur séparation pour cause d’études éloignées, la fille de sa vie. Raison pour laquelle il n’avait rien vécu de valable depuis. Et puis, rafistoler un amour qui a perdu un peu de sa bourre, c’était dans ses cordes.

Pour commencer, il avait prévu de raconter à Millie l’histoire de la montre, devant une paëlla ou des sushis, elle choisirait.

Elle, choisit de lui raconter sa propre histoire, celle de sa rencontre avec un bel Américain, et son installation prochaine là-bas, aux States. Elle y achèverait ses études. « J’ai pu avoir une bourse, c’est génial », avait-elle dit. « Et toi, comment vas-tu ? »

Mat avait soupiré, avait tenu quand même à payer consommations et sushis, puis la soirée s’était effilochée dans la précipitation et sous la pluie. C’était là, oui là sans doute, qu’il avait perdu la montre.

Il n’y pouvait rien, le cœur de la vie ne battait pas au même rythme que le sien…

J’ai perdu la montre de mon grand-père (marque Eterna) dans cette rue.

Elle a une très grande valeur sentimentale.

Si vous la trouvez, merci d’appeler le 06 06 07 08 09 (Mathias). Récompense (dans la mesure de mes moyens étudiants)..

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