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11 mai 2016

Le fruit du Lotos par Jean-Claude Boyrie

Le fruit du lotos.

 « J'ai écrit ce qu'une observation attentive permet de découvrir. Dieu seul (qu'il soit glorifié!) dispose du cours des évènements et connaît l'explication des choses cachées. »

Ibn Khaldoun (1332-1406), philosophe et historien tunisien.

.26 juin 2015. « L'enfant du silence » (1).

 « Djérid », le pays des dattes. Bientôt midi. Dans la palmeraie, il fait une chaleur écrasante. Au bord de la mer, la brise marine s'est levée et rafraîchit un peu l'atmosphère. À l'extrémité de la plage aménagée (un espace normalement réservé aux clients de l'Hôtel) un homme encore jeune - il a l'allure d'un étudiant - se faufile en catimini. Le vigile, appointé pour filtrer les intrus, fait la sieste, il n'a rien remarqué. Rien dans le comportement de l'arrivant – un autochtone apparemment - n'attire l'attention. Ce garçon tient un sac de plage d'une main, un parasol de l'autre, il porte des lunettes de soleil, un short noir et un tee-shirt d'une teinte indéfinissable. Sa tenue pourrait être celle des touristes vautrés sur leurs fauteuils de plage, à part le bandana qui lui sert de couvre-chef, nuage vert évoquant l'Islam. Il ne peut s'agir en tout cas d'un de ces vendeurs ambulants qui, tels une nuée de sauterelles, s'abattent sur les étrangers en vacances pour leur proposer des colifichets.

L'homme avance de quelques pas, hésite. Apparemment il ne sait pas au juste où il va, ni ce qu'il compte faire. Il tire de son sac une poignée de dattes sèches, la mastique à petites bouchées. Ce frugal repas lui procure une sensation d'euphorie. Il oublie pour un temps ses préoccupations.

À présent, voilà qu'il s'approche du rivage et fait ses ablutions, puis murmure une ultime prière. Un peu à l'écart des baigneurs, il passe un dernier appel sur son téléphone portable. Alors, résolument, de toutes ses forces, il le jette à la mer. Cet appareil, utile et déplorable fruit de la technologie de ces chiens de Roums, contient des informations compromettantes. Mieux vaut s'en débarrasser avant qu'il soit trop tard, afin qu'on ne puisse identifier ses compagnons, ses frères, tous ceux qui l'ont aidé à préparer son geste après l'avoir mené sur le chemin de la vérité.

Tout ce qui de près ou de loin touche à l'Occident est maudit, l'acte auquel il se prépare est licite.

Inch' Allah. Le sort en est jeté.

 Un millénaire avant notre ère : « Ainsi dit l'Odyssée » (2).

 « Parti de Grèce, Ulysse est pris par la tempête, la houle et les courants ont dérouté ses nefs. Neuf jours durant, les vents de mer l'ont ballotté. Le dixième le mène aux bords des Lotophages, chez ce peuple qui n'a, pour tout mets, qu'une fleur. On peut enfin tirer les vaisseaux sur le sable, où pourront reposer les hommes d'équipage. On arrive, on débarque, on va puiser de l'eau, et l'on prépare en hâte un repas que l'on prend sous le flanc des croiseurs. Ulysse, l'avisé, dépêche en éclaireurs deux ou trois de ses gens. Les envoyés se lient avec les habitants, nullement animés d'intentions malveillantes. On leur sert du lotos. Ulysse, méfiant, se garde d'y goûter, enjoint ses compagnons de ne ne pas s'en repaître. Inutile conseil ! Aussitôt que l'un d'eux mord à ce fruit de miel, il ne veut plus rentrer ni donner de nouvelles. Il faut les ramener de force, tout en pleurs et les mettre à la chaîne, allongés sur les bancs, tout au fond des vaisseaux. Pas de retard ! À bord ! Que l'on dresse les mâts, qu'on hisse la voilure. Les amarres larguées, que voguent les navires ! »

Ce 26 juin 2015 : « La purification » (3).

 Midi et demi. L'intrus déambule entre les rangs de baigneurs, contemple avec mépris ces chairs dénudées. Celles des femmes l'attirent malgré lui. Le Coran dit qu'elles doivent porter une tenue décente et que nulle parcelle de leur peau ne doit être exposée à la convoitise des hommes. Lui, le Croyant, va faire œuvre pie en purifiant sa terre natale. S'il doit périr en martyr, eh bien c'est tant mieux ! Soixante douze vierges l'attendent au paradis. Qu'a-t-il à faire de celles de la plage ? D'un geste lent, le justicier commence à déplier son parasol. Le canon d'une kalach' pointe sous l'étoffe et brille au soleil. Allah akbar ! Dieu est grand ! Premier acte : une salve crépite. Une naïade, allongée à l'ombre, ouvre un œil, s'étire en rajustant les bretelles de son maillot de bain. Juste ciel, quel barouf ! Aujourd'hui n'est pourtant pas jour de fête. Au diable ces vauriens qui lancent des pétards, troublant la tranquillité de ce lieu ! Qu'ils aillent jouer ailleurs !

Puis d'autres détonations retentissent, se succèdent à un rythme accéléré. Cette fois tout le monde sort de sa torpeur. On comprend, mais un peu tard, qu'il s'agit d'un attentat. Les baigneurs refluent en pagaille en direction de l'hôtel. Trop tard. Sur la plage, on compte les chargeurs vides épars : dix grains de sable empilés. Des corps inanimés, certains horriblement mutilés, gisent dans un bain de sang. Maintenant, c'est un véritable mouvement de panique qui s'amorce. On se réfugie au hasard dans les cuisines, les remises, les bureaux, mais aucune pièce accessible n'offre un abri sûr. Seuls les plus chanceux parviennent à regagner leur chambre. On a bien sûr prévenu la police, mais elle tarde à arriver. Ni les vigiles ni le staff de l'hôtel ne sont armés, le tueur est insaisissable et nul n'est en mesure de l'arrêter. Il fait feu sur tous ceux qu'il croise, épargnant cependant ses frères tunisiens.

Le dernier acte se joue au bord de la piscine, un vrai guêpier. Une seconde fusillade éclate. Sous le tir nourri du forcené, personne ne peut plus avancer ni reculer. Puis l'assaillant lance un grenade offensive au milieu de la foule, un coup d'éclat qui marque la fin du carnage. L'eau du bassin vire au rouge écarlate.

Treize heures. Les force de l'ordre interviennent enfin, mettant un terme à la tuerie. On fait le compte des victimes. Elles sont au nombre de trente huit, pour la plupart des citoyens britanniques, allemands, belges, sans compter les blessés, dont certains sont dans un état grave. Le terroriste est abattu, celui-là ne pourra pas parler. On finit pourtant par l'identifier. Celui qui vient de répandre la terreur n'est ni un marginal ni un fou. Né dans une petite cité tunisienne, c'est un amateur, un homme ordinaire, quelqu'un qu'on pourrait croiser sans le remarquer dans la rue. Après autopsie, on conclut qu'il a agi sous l'empire de la drogue ; au moins, c'est dit dans le rapport du médecin légiste.

Ce furieux s'appelle Seifeddine Rezqui, plus connu sous le pseudonyme d'Abou Yahya el Kairouani. La police ne sait pas grand-chose de lui, sinon qu'il possède un certain niveau d'instruction, qu'il a travaillé quelque temps dans le secteur du tourisme. Comment s'est-il radicalisé ? Sans doute selon un processus devenu classique. Il a dû se convertir au salafisme à la suite d'une mauvaise rencontre. Où ? Comment ? Laquelle ? Allez savoir ....

 L'an 780 de l'Hégire, dixième jour du mois de Rajab : « L'Inaccessible » .

 Assis à l'ombre d'un palmier dattier, le vieux Sage, au soir de sa vie, met la dernière main à ce qui sera sans doute son chant du cygne, son ultime traité : l'histoire de Djerba-la-douce (4).

Il tient que l'Homme est une faible créature à laquelle il a été donné par son Créateur de penser. Mais la vérité ne lui est pas accessible. Elle n'appartient qu'à Dieu seul, qui connaît le sens des choses cachées. Ainsi en va-t-il des évènements qui composent l'Histoire. La raison ne saurait expliquer ces faits par le seul dessein d'Allah, mais doit en discerner les effets et les causes. Qui veut démêler le pourquoi du comment doit faire preuve de finesse et de perspicacité.

 Cet érudit, tout imprégné des auteurs grecs et latins traduits en arabe, rappelle qu'à l'origine l'île était habitée par les Capsiens, ancêtres des Berbères, un peuple de chasseurs et de cueilleurs enraciné dans la vie sauvage. Les mœurs de ces premiers habitants étaient douces, ils faisaient preuve d'hospitalité envers les étrangers.

 Dans l'Odyssée, Ulysse et ses hommes d'équipage, brisés par la fureur des éléments, sont accueillis par ceux qu'Homère nomme Lotophages, c'est-à-dire les « mangeurs de lotos », un fruit délicieux qui pousse en abondance. Il est inoffensif, au moins en apparence, oblong, de couleur brune, et poisseux au toucher. S'il est mûr, il éclate à la pression du doigt. Ulysse a raison de s'en défier. Qui consomme ce fruit perd conscience du temps, au point d'en oublier la notion du retour. Pourquoi reviendrait-il, celui qui se sent bien ?

En grec un jeu de mots veut que Lotos soit proche de « lethos » (le sommeil) et de «letos » (la mort). Le titre de son livre, au fait ? Le Sage l'a trouvé. Ce sera : « Le fruit du lotos ».

Il reprend le fil des évènements.

Après le départ d'Ulysse et de ses compagnons, les envahisseurs ont déferlé dans son île, auparavant asile de paix.

De nomades qu'ils étaient, les habitants se sont progressivement sédentarisés, cultivant cette terre fertile, y faisant pousser l'orge et le blé.

Le travail des champs leur ménageant du temps libre, ils en ont usé pour construire leur logis et tisser leurs vêtements, certains pour méditer. Puis, les villages se sont agrandis et sont devenus des villes. Assurément, la vie urbaine est cause de tous les maux, car il est vrai que le confort et le goût du luxe ont fait oublier la simplicité des origines. Des clans se sont formés, des rivalités sont nées. Au fil des générations, telle lignée prestigieuse en supplantait une autre, avant que ne s'imposât un clan plus puissant. L'Histoire ne cesse de se renouveler : c'est le plus souvent au prix du sang qu'un groupe humain parvient à dominer l'autre et lui imposer ses valeurs.

À Djérid, pays des dattes, jusqu'à présent prévalait la douceur de vivre.

Dieu fasse qu'une prise de conscience libératrice préserve ce pays de la violence, la barbarie et l'extrémisme qui le menacent aujourd'hui.

 

Piste d'écriture : titres en pagaille.

Illustration de l'auteur.

Notes :

(1) Il est ici question de l'attentat de l'Hôtel Impérial, près de Sousse, en 2015, tel qu'en fait état la Presse de l'époque.

(2) Od., chap. IX, vers 80 à 100, trad. V. Bérard. Récit d'Ulysse adapté à la troisième personne.

(3) L'auteur de l'attentat, un étudiant de 23 ans réputé salafiste, est ainsi décrit par Premier Ministre tunisien dans la « Presse de Tunisie » en date du 5 juillet 2015.

(4) La référence à l'histoire de Djerba est de pure fantaisie. En revanche, les réflexions prêtées à Ibn Khaldoun s'inspirent d'extraits réels du « Livre des exemples », rédigé entre 1374 et 1377.

 

 

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