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25 décembre 2016

Bukakke, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 9

 

Patricia Favier.

 

Bukkake.

 

« Ne la laisse pas tomber,

elle est si fragile

Être une femme libérée,

tu sais, c'est pas facile…. »

                  

Groupe Cookie Dingler, paroles de Joëlle Dahl.

 

Croyez-moi, mon boulot d'Inspecteur divisionnaire à l'Hôtel de Police de Marseille n'est pas une sinécure. Allez donc voir rue Becker, dans le second arrondissement, métro Joliette. Un poste ancré dans le tumultueux quartier du Panier. Nos locaux ne désemplissent pas de sept heures du mat' à point d'heure le soir. En ce moment, c'est carrément la pointe. Je jette un coup d'oeil résigné sur la file d'attente au rez-de-chaussée. Elle ne cesse de grossir. Hors plan Vigipirate, l'affluence est déjà difficile à gérer. L'état de vigilance rouge impose des opérations de fouille systématiques à l'entrée. On n'arrive plus à s'en sortir. Enfin, comme on dit, « faut faire avec ».

J'ouvre mon intranet, à la rubrique « informations syndicales ». Une nouvelle manif' de flics en colère est annoncée en fin de semaine. En principe, notre statut l'interdit. Là, ce sont nos conditions de travail inhumaines que nous dénonçons. Est-ce qu'on imagine un état d'urgence indéfiniment prolongé ? Le manque d'effectifs, le sous-équipement des policiers sont criants. Nos horaires d'enfer interdisent toute vie familiale. Une femme doit en plus faire face en plus à une hiérachie macho, des conditions de travail éprouvantes. Parmi nous, le taux de divorces est impressionnant. Alors oui, nous devons manifester. Aux yeux du public, cela fait désordre que ceux chargés du maintien de l'ordre clament leur ras-le-bol.

Je clique sur la rubrique « actualités ». Fait majeur du jour : une affaire liée au grand banditisme et au trafic de drogue. Un cas devenu presque banal : on a retrouvé vendredi soir, dans le 13ème arrondissement, le corps ligoté d'un adolescent d'une quinzaine d'années, mort d'une balle dans la tête, et victime, semble-t-il, d'un règlement de comptes entre dealers. On vient juste de l'identifier. Il s'agit d'un lycéen, dont la famille était sans nouvelles. Quinze ans, c'est bien jeune pour mourir ! Ce pauvre garçon, qu'aura-t-il connu de la vie ? Il n'a eu ce jour-là qu'un seul tort : se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Cessons de nous voiler la face : à Marseille, il n'est jamais que la trente deuxième personne tuée par balles depuis le début de l'année.

Bref, il y a du pain sur la planche pour le SRPJ.

Je poursuis sur intranet et passe au cas suivant : la découverte, au fond d'un garage, de la dépouille dénudée, en partie calcinée, d'une jeune femme. Elle pouvait avoir entre vingt et vingt cinq ans. Ses vêtements ont été brûlés, les objets personnels qui auraient pu faciliter l'identification du cadavre ont disparu. Du fil à retordre en perspective pour les enquêteurs.

Piste la plus plausible : il s'agit d'un « bukkake » qui mal tourné. Pour ceux qui ne savent pas ce que c'est, « bukkake » désigne une pratique abjecte, avilissante. Dans le Japon médiéval, c'était le châtiment de la femme adultère. En fait, il s'agit ni plus ni moins qu'un un viol collectif. Cela se passe dans une arrière-cour, un hangar, ou tout autre endroit retiré. Des agresseurs cagoulés issus des quartiers sensibles (mais pas que) viennent là se défouler sur leur victime, prétendue consentante. Ils peuvent se mettre à dix ou vingt sur une même proie, allongée sur un matelas ou de la toile à sac, en général une pauvre fille qui s'est prêtée au « jeu » pour trois fois rien. Sauf qu'elle vient de subir un traumatisme grave, dont elle gardera toujours les séquelles.

Marcel, mon compagnon, policier comme moi, spécialisé dans la traque informatique et le cyber-harcèlement, m'a fait voir une scène de bukkake filmée sur portable et diffusée sur internet. Là, j'ai cru voir un essaim de frelons s'acharnant sur un fruit tombé. C'était insoutenable, il y avait de quoi gerber, j'ai demandé à Marcel d'arrêter la projection.

Enfin, Dieu merci, ce n'est pas moi qui suis en charge de ce genre d'affaires !

Mon taf au quotidien consiste à enregistrer des plaintes pour vol à la roulotte ou à la tire, rien de bien excitant. Parfois, j'enquête sur des agressions, des rixes accompagnées de coups et blessures. On me présente aussi des tapineuses ramassées par les keufs sur la voie publique. Quand elles ont plus de dix huit ans, et n'appartiennent pas à un réseau de « professionnelles du sexe », on laisse filer après vérification d'identité. Plus de problèmes avec les mineures désargentées, souvent des filles de l'Est, terrorisées par leur souteneur, que je drive sur un centre d'accueil spécialisé. Je reçois surtout, c'est monnaie courante, des femmes battues, maltraitées par leur propre compagnon. Celles-là ne savent où aller, tout simplement parce qu'elles ont peur chez elles, c'est dur à supporter.

Toujours est-il que, dans mon bureau, ça défile sans arrêt. Un coup d'oeil sur ma montre. Déjà une heure de l'après-midi, je me sens un creux à l'estomac. Pas le temps d'aller à la cafète. Je sors du tiroir de mon bureau un sandwich caoutchouteux, que je mastique en silence, seule dans mon coin. Ça plus une tasse de café prise au distributeur, ce sera mon repas de midi. Je pense déjà à ce soir, va falloir que je me débrouille. Je suis divorcée et mère de deux enfants. Mes bouts de chou sont dans une maternelle du quartier. Après la classe, on les dirige sur une garderie, qui ferme pile poil à dix huit heures trente. Marcel, est tout aussi débordé que moi. Sauf que mes enfants n'étant pas de lui, mon mec ne peut ni ne veut s'en occuper.

À l'Hôtel de Police, on m'appelle Pat', j'ai la réputation d'une « petite femme rigolote ». Ah, si l'on savait…

Ma tasse de café à peine avalée, on introduit la visiteuse suivante. Une dame des quartiers chics, tirée à quatre épingles. La cinquantaine alerte. Tailleur impeccable où chatoient diverses nuances de gris. Apparemment, elle n'apprécie pas d'avoir attendu son tour deux heures durant, coincée entre une fille du Panier, couverte de horions, et un S.D.F., qui pue l'alcool. Mais qu'est-ce qu'elle croit celle-là ? Que le monde est peuplé de bisounours ? Je ne laisse rien paraître de mon agacement et fais mon travail comme si de rien n'était.

Nom ? VIGUIER [ Je tape en caractères majuscules ]

Prénom ? Chantal.

Née le : 21 février 1964.

À : Nîmes (Gard).

[ Ça ne me surprend pas que cette bourge soit de Nîmes, je lui trouve l'air coincé. Paraît que cette ville vit en odeur de puritanisme. Avec la Maison carrée, la brandade et la tour Magne, on a fait le tour. Bon, je galéje et reprends illico mon sérieux : ]

« Situation de famille ?

- Divorcée [ Tiens ! Elle aussi ! ].

- C'est noté. Dites-moi ce qui vous amène ici ? 

une semainesix jours.

- C'est-à-dire [ je regarde mon calendrier ] depuis le 15 octobre.

- Oui, juste après  la grosse pluie.

- Elle a quel âge, votre fille ?

- Vingt trois ans.

- Donc, majeure. Elle vit chez vous ?

- Oui et non… enfin, pas en permanence. Vous voyez ce que je veux dire.

- Je vois.

- C'est que… Ma fille et moi sommes... enfin, nous étions, très proches. Nath' a toujours maintenu le contact avec moi quoi qu'il advienne.

- Je n'en doute pas. Vous avez essayé de l'appeler sur son portable ? Ou de lui laisser un message ?

- Plusieurs fois. Sans réponse. Son smartphone est constamment éteint. »

Là, je marque une pause. Essaye de réfléchir. En bonne logique, il me faudrait stopper cette audition, qui ne mène à rien. Je ne puis rien pour Madame Viguier. S'il s'agissait d'une ado, je pourrais lancer une alerte pour « disparition inquiétante de mineure ». À vingt trois ans, sa fille joue dans la catégorie « jeunes adultes ». Elle est libre de faire ce qu'elle veut, d'aller où bon lui semble. Et puis, cinq jours d'absence, il n'y a pas de quoi s'affoler. Demain, la semaine prochaine, dans un mois, allez savoir, sa Nathalie va reparaître, elle a sans doute un petit ami derrière les fagots.

Tout en essayant de raisonner mon interlocutrice, je remarque son visage décomposé. C'est une mère de famille comme moi, qui s'inquiète pour sa fille, à juste titre, peut-être. Je ressens pour elle une certaine empathie, et lui pose des questions sur les fréquentations de Nathalie. Est-ce qu'elle a le répertoire de ses amis tout court et de ses e-amis ? Il faudrait sans doute chercher dans cette direction pour trouver les clefs de sa disparition. Je demande à madame Viguier qui l'a vue pour la dernière fois .

Là, mon interlocutrice se trouble. Elle sait peut-être des choses qu'elle n'a pas envie de me raconter. Chantal Viguier tire de son sac une photo de Nathalie, en compagnie d'un jeune homme, un certain Xavier Ducros, qu'elle présente comme son ex-fiancé. "Ex", tiens donc ? Précisez ! Ils ont récemment rompu (par sa faute, elle le reconnaît). Depuis, Xavier vit avec quelqu'un d'autre, mais Nath' cherchait depuis un certain temps à le revoir. Et alors ? Le jour de sa disparition, 17 octobre, elle comptait se rendre à son lieu de travail. À savoir ? L'entreprise Fun Marine à la Joliette, pas loin d'ici. Depuis, aucune nouvelle. Il faut tenir compte aussi des intempéries. Les deux jeunes gens se sont-ils effectivement rencontrés ? D'autres personnes étaient-elle présentes à Fun Marine ce jour-là, qu'on pourrait éventuellement questionner ?

À l'École de Police, on apprend à ne négliger aucun détail. Par expérience, j'exclus tout a priori, même si l'affaire est d'apparence anodine. Ici, pas dépôt de plainte, donc pas de suite immédiate à donner. Je consigne en main courante la déposition de Mme Viguier, lui demande si je peux conserver dans le dossier la photo qu'elle m'a montrée. Elle y consent non sans réticence.

Exit la visiteuse. Après qu'elle ait quitté mon bureau, je considère avec attention la photographie. Elle montre deux jeunes à peu près du même âge. À première vue, ils ont l'air heureux d'être ensemble. Leur pose est assez conventionnelle, à cette discordance près : alors que le garçon regarde amoureusement son amie, celle-ci garde l'oeil rivé sur son smartphone. Elle est avec lui sans y être. On pourrait dire une « présence absente ». Le nommé Xavier, visage ouvert, allure sportive, paraît un type sans histoire, jusqu'à plus ample informé. Justement, j'ai sous les yeux les coordonnées de son entreprise, il sera facile de me renseigner sur lui, le moment venu.

Dans l'immédiat, je cherche à cerner surtout la personnalité de cette Nath' (présumée disparue). À cet effet, je ferme un instant les yeux, un vieux truc de dessinatrice de mode (j'ai dû louper ma vocation). Commençons par le B A BA : restituer virtuellement le modèle à partir d'une combinaison de formes simples et de traits. Les lignes de force… Voyons, qu'est-ce qui m'a le plus frappé ? La silhouette (longiligne et flexible) ? Les jambes (galbées) ? La pose (asymétrique) du bassin ? Ou bien les détails du corps (je décris)... Visage ovale pointu. Cheveux couleur taupe relevés. Contour des yeux souligné par un maquillage glamour. Ah, j'allais oublier… les mains ! Très important, la position des mains. La droite, en supination, paume en avant, tient le portable. L'autre main souligne un déhanchement trop étudié pour être innocent. L'habillement ? Style intello, juste un peu coquin. T shirt à encolure dégagée et manches longues. Jupe fendue croisée à motifs écossais qui laisse paraître un collant à résilles. Carrément sexy. Par contraste, santiags en cuir habillant sagement le pied. Tout de même songer au prix, je les relève sur internet. Chez Sandro : 345 + 185 + 195 + 425 = 1150 €, ben voyons, ça commence à chiffrer. Je résume en un mot l'impression que produit cette fille "un top modèle". Oui, Nath' a dû faire du mannequinat. Je fais signe à Marcel, deux bureaux plus loin, qu'il vienne me donner son avis. Sifflement admiratif du susdit, un brin pervers.

« Dis-donc, elle est plutôt canon, ta cliente !

- Oui, mais encore…

- Au fait, il me semble reconnaître cette fille [ il se concentre un instant ]. Bien sûr, j'y suis. C'est une petite allumeuse, qui pose fréquemment nue sur Snapchat. 

- Eh bien, c'est du propre !»

Lui, ça ne l'étonne qu'à moitié. Marcel me dit qu'on ne recrute pas seulement dans les réseaux spécialisés des filles aux fins de mois difficiles. Certaines, issues de la meilleure société, mais en mal de transgression, viennent s'encanailler sur des sites de rencontre. On observe même, ajoute Marcel, une addiction croissante vis-à-vis des pratiques sado-masochistes.

Marcel regagne son bureau pour consulter ses fichiers. Revient quelques minutes plus tard avec les informations requises.

« Tiens, Pat'. J'ai fait une sortie d'ordi que tu pourras garder dans le dossier, tout y est. Les coordonnées de la fille, le fournisseur d'accès, l'adresse numérique I.P. des clients connectés tel jour à telle heure, et l'identité de l'organisateur du réseau. Le meneur de jeu qui, dans l'ombre, ramasse le jackpot. Son pseudo, c'est Franck. Dans le civil, il est moniteur de claquettes. Ce n'est pas son activité principale, mais une couverture. Il a du gnaque, en profite à donf pour hameçonner des nanas, qu'il fait ensuite travailler. On n'attend plus qu'une occasion de le coffrer, celui-là.

 (À suivre....)



Illustration : « Rêve causé par le vol d'une abeille autour d'une pomme grenade juste avant l'éveil » Salvador Dali, 1944, huile sur bois, 51 x 41 cm, Musée Thyssen, Madrid.

 

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